Bages, novembre 1993.
1
Des cailloux roulent sous mes pas. Mes pieds dérapent, mon
buste part en avant pour rattraper le coup. Je me rétablis, mais
l’onde de choc remonte le long de mes jambes, mon ventre,
jusqu’à mon épaule encore douloureuse. Qu’est-ce qui m’a
pris ?
Devant moi le chemin serpente, blanc dans le petit jour.
Autour, le paysage tremble à travers la sueur qui me coule dans
les yeux. A chaque foulée, mes baskets gémissent, à moins
que ce ne soit moi, un petit cri venu malgré moi du fond de
ma poitrine. Pourtant, je m’applique à bien inspirer, expirer.
Contrôler mes poumons, éviter qu’ils s’emballent. Ne pas
haleter.
Le redoux de la température, ce matin, m’a donné envie
de mettre le nez dehors. J’en avais besoin, après ces journées
entières terré dans mon trou. Au début, le grand air m’a fouetté
le sang, j’ai cru que ça irait tout seul. A présent, je regrette. La
pente devant moi se dresse comme un mur, pourquoi est-ce
que je m’obstine ? Des mois que je ne m’étais infligé un tel
effort. Mon corps est une vieille machine, une chaudière percée
de toutes parts qui souffle et ahane, et qui avance malgré tout.
Inspirer à fond, bien à fond.
Il n’y a pas si longtemps, j’étais dingue de footing. J’aimais
courir jusqu’à l’état de grâce, quand souffrance et plaisir se
confondent. Là, je peux dire que je suis servi. Les goulées d’air
que j’avale me font mal, un écouvillon me racle la gorge, récure
mes poumons. Ralentis ! Sinon ils vont éclater.
Mon bavardage avec moi-même ne s’arrête jamais. Dès le
réveil les mots me sautent dessus et me suivent partout, pas
moyen de leur échapper. J’attends, chaque soir, que le sommeil
me délivre mais parfois il ne vient pas, toute la nuit les mots
jacassent, résonnent et rebondissent dans mon crâne. C’est
tuant, cet incessant ping-pong des mots. J’ai cru les faire taire
en allant courir dans les collines. Mais non. Ils s’imposent par-dessus
le battement de mon sang, par-dessus le bruit de l’air
dans ma poitrine.
Je croyais que sortir me ferait du bien. Contempler les arbres,
la garrigue, les nuages, ou même les pierres du chemin. En
temps normal, ça m’aide à faire le vide. J’ai essayé. J’ai regardé
les chênes verts, les pins là-haut sur la crête, les fins cyprès
quillés sur leur bâton de sucette. Je les aime, les cyprès : leur
flamme sombre tranche sur le sol avec une grande netteté de
contours, on dirait des bibelots. Je les ai retrouvés avec plaisir.
A présent, je n’y fais plus attention. Tout est flou autour de
moi, je ne vois que mes pieds qui butent sur les cailloux.
Je voudrais forcer l’allure, mais je ne peux pas, mes talons
décollent à peine du sol. J’aurais voulu avoir des ailes, voler
assez vite pour distancer mes souvenirs… Rien à faire. Ils sont
revenus, ils se bousculent en moi, et j’ai baissé la garde.
Il y a cinq jours à peine, j’étais dans la froidure d’un novembre
lorrain. C’était le dernier jour avant mon départ, mais
je ne le savais pas. Coup de sonnette à ma porte. Je m’en approche
sur la pointe des pieds, j’hésite entre ouvrir et faire
le mort. Qui sait pourquoi j’ai ouvert ? Zoé se tenait devant
moi, un gros bouquet rouge et jaune à la main. Zoé Barcelo, la
meilleure amie de Léa. Elle m’a flanqué les fleurs dans les bras.
« Tiens, tu devrais lui porter ça ! » Ses yeux ne quittaient pas
les miens, ses lèvres frémissaient tandis qu’elle parlait. Elle est
partie sans rien dire de plus. Pendant un moment, j’ai tourné
et retourné le bouquet en me demandant si je ne ferais pas
mieux de le jeter. Quand même, j’ai enfilé mon blouson et suis
allé au cimetière. Sans doute il y avait en moi comme un malaise
: pourquoi je n’y avais pas pensé tout seul, à ces fleurs ?
La tombe était nue, à part la photo de Léa en noir et blanc
dans son cadre de pierre. J’ai piqué un vase vide dans une allée
voisine, je l’ai rempli d’eau et j’y ai disposé les chrysanthèmes,
juste devant le sourire gris de mon amour.
Léa, ne m’en veux pas, ce n’est pas de l’ingratitude. Comprends-
moi : ce n’est pas toi que j’essaie d’extirper de ma mémoire,
c’est le venin des souvenirs. C’est une des raisons pour
lesquelles je m’épuise à crapahuter dans ces collines. Il faut me
comprendre, je viens de passer trois jours entiers avec toi. Seul
en tête-à-tête avec ton fantôme.