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27 février 2023 1 27 /02 /février /2023 10:58
Les silences d'Irène

Les silences d'Irène de MJ Gonand Stuck Collection Dépendances

 

 

Prologue

 

Irène est morte aujourd’hui, 31 décembre 2022. Je l’appelle par son prénom car pour moi elle ne fut pas seulement une grand-mère. Certes elle m’a souvent gardée quand j’étais petite. Ma mère, Marie, sa fille aînée, avait soudain décidé de travailler. Elle s’était rassurée en me confiant à cette femme tranquille, bien ancrée dans une vie bourgeoise et familiale. Sa propre génitrice.

Je garde depuis l’enfance un lien particulier avec Irène. Devenue adulte, j’apprends à déceler des failles dans sa carapace de dame qui va toujours bien. Bien sûr je ne sais pas tout. Parfois je devine. Irène détestait les festivités de la Saint-Sylvestre. Elle trouvait que ça sonnait faux, qu’on faisait semblant d’être joyeux. C’est sûrement pour ça qu’elle a pris la tangente dès aujourd’hui. Je lui avais pourtant promis de rester auprès d’elle en sirotant quelques coupes de champagne. Selon nos vieilles habitudes. Elle se disait bonne vivante angoissée ou bien mélancolique joyeuse. Je crois être née sous la même étoile.

J’ai quitté mon époux il y a trois mois. Depuis, je vis chez elle. Les fenêtres de ma chambre donnent sur le fouillis de verdure de son jardinet. Je me sens bien ici. Presque sereine. Mon mariage idiot n’aura pas duré plus de six mois. Maman m’en veut après tous les frais inutiles d’une réception grandiose et surtout pour le qu’en-dira-t-on. Épinal est une petite ville de province où on aime dégoiser sur son prochain. Irène elle, sourit de mes folies. Elle ne me voyait ni en « femme de » ni en mère comblée avec deux ou trois marmots. Elle avait cent fois raison. Bientôt je m’en irai. Le plus loin possible. La seule qui me retenait encore ici n’est plus, alors…

Je déteste écrire. Dès l’école primaire j’ai du mal à formuler mes émotions, à raconter une histoire. Alors si je me fends de quelques lignes, c’est pour honorer la mémoire de ma grand-mère et la faire découvrir. Je ne sais pas encore à qui. Les lecteurs apprendront qu’elle n’était pas aussi lisse qu’elle en avait l’air.

Ces derniers temps, elle perdait de plus en plus souvent le fil de sa pensée. Elle commençait une phrase, la laissait en suspens puis partait ailleurs. Lucide quant à ses troubles, elle m’a confié son désir de mourir. Elle dit qu’elle a connu tout ce qu’il y avait à connaître. Elle dit qu’elle a fini son tour. Les bulles du champagne n’allument plus d’étincelles dans ses beaux yeux gris. Avant-hier soir, elle m’a avoué avoir de temps à autre gribouillé ses impressions de vie. De façon très épisodique. Écrire lui faisait du bien. Au début avec le beau stylo plume MontBlanc offert par son homme. Plus tard sur l’ordinateur. Elle en a bavé avec Word. À toi de les retrouver, ça te fera une distraction quand j’aurai passé l’arme à gauche. Tu liras mon charabia intime. Tu verras. Je ne suis pas celle que vous croyez. Voilà ce qu’elle m’a sorti avec son p’tit sourire en coin et ses yeux qui plissent. Voilà de quoi m’intriguer.

Alors je fouille. D’abord son bureau. J’y découvre des dizaines de photos de moi dans la petite enfance. Ensuite sa chambre dont l’armoire lorraine contient uniquement des fringues du siècle dernier, des sous-vêtements peu affriolants et un collier de chien gravé Youpi. Ma quête reste vaine. Je vais dans le frigo en espérant trouver quelque chose à boire. Après tout c’est presque Nouvel An. Il est vingt-trois heures trente. Dans la porte, sa dernière bouteille de Roederer. Me revoilà la larme à l’oeil. Nous ne la boirons pas ensemble. Mais je vais l’ouvrir en pensant au plaisir enfantin qu’elle avait quand je faisais sauter le bouchon.

Après trois coupes, je décide de faire un break. Je dois poursuivre mes investigations. Elle est bien capable de m’avoir fait une mauvaise blague. Je persévère quand même. Dans le quatrième tiroir du buffet de la cuisine, je découvre un bouchon de champagne 1/1/2000, un cahier un peu collant de recettes manuscrites et… des feuillets pliés n’importe comment dans une pochette plastique bleue. Bingo, ce sont bien là les souvenirs emmêlés de feu Irène. À côté, emballées dans un mouchoir brodé, des lunettes à monture en plastique rose aux branches archi-mordillées. Irène détestait les lunettes. Elle ne portait ses binocles rouges que pour lire ou recoudre un bouton.

Délicatement je sors le trésor froissé de son étui. Je vais passer la nuit à tout remettre dans un ordre par moi inventé. Histoires d’hier, événements d’aujourd’hui. Pas facile de cheminer dans sa vie, surtout pour la partie manuscrite. Ma patience sera récompensée. Pendant ma lecture, j’irai de surprise en surprise. Sauf la fin de l’histoire. Je la connais déjà.

Gabrielle

 

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26 janvier 2023 4 26 /01 /janvier /2023 16:31
Ainsi parlait Célestine

Ainsi parlait Célestine

" Ainsi parlait Célestine " d'Alexis Legayet 160 pages Collection Borderline

Chapitre I


La nuit venait enfin de tomber. Francis tendit un long
moment l’oreille. Aucun bruit dans la maison. Il descendit
sur la pointe des pieds les marches de l’escalier, s’enveloppa
de sa veste de laine, puis ouvrit délicatement la porte. Chut !
Concentration totale... Ne pas trop bousculer cette vieille
quincaillerie. Mmmoui, c’est parfait !
se félicita-t-il. Pas même
une vibration. L’homme s’engouffra dehors. Ne restait plus
maintenant qu’à refermer la porte. Il avait la technique. En
tenant de l’index de la main gauche le battant et du pouce la
porte, on pouvait opérer une poussée quasi chirurgicale avec
l’autre main, et éviter ainsi tout bruit intempestif. Une goutte
de sueur perla sur son front blême. Encore un millimètre,
voilà... c’est fait !
Francis Durand souffla. La moindre erreur
tactique et c’en était fini. Il tendit à nouveau l’oreille, tout
en scrutant attentivement les ombres du jardin. Éclairés par
un réverbère, les arbres frétillaient sous une brise légère. Une
forme se détachait près du vieil acacia... Francis retint son souffle.

Mais non, c’était l’ombre d’une branche ondulant sous le
vent
; il n’y avait rien à craindre. On pouvait avancer. Toujours
sur la pointe des pieds, pour ne pas faire crisser le gravier, il
fit le tour de la maison et se tapit derrière le garage. Là, il
était invisible. Aucune fenêtre de sa maison, ni même de celle
des voisins, ne donnait en cet angle précis. Après s’être assuré,
une dernière fois, de ne pas avoir été suivi, Durand engouffra
sa main dans sa poche et, sourire rusé aux lèvres, y délogea
une boîte rectangulaire, tout tremblant d’émotion. L’heureuse
pénombre lui évita de rencontrer des yeux l’image de peau
pourrissante subtilement incrustée tout autour du paquet. Il
en tapota d’un doigt le fond et en tira une longue tige blanche
qu’il déposa délicatement entre ses lèvres, tout en fermant
les yeux. De l’autre main, il se mit à fouiller dans sa poche
intérieure. Et le vent du plaisir commença à tourner. Bon
Dieu, mais, où c’que j’l’ai foutu ?
Il était pourtant sûr de l’avoir
rangé là. Non, mais, c’est pas possible ! lança-t-il en palpant avec
frénésie ses vêtements. Et, soudain, une flamme vermeille
illumina la nuit.
« C’est ça que tu cherches, Papa ?
D’un geste réflexe, Durand arracha sa cigarette de sa bouche
et la broya dans sa main, pendant que, de l’autre, il faisait disparaître
le paquet interdit dans la poche de sa veste.
- Ah, c’est toi, ma chérie ? Tu... tu m’as fait peur. Qu’est-ce
que tu fais dehors ? lança-t-il en prenant l’air le plus détaché
qu’il lui était possible.
- Je prends l’air... l’air pollué. Et toi ?
- Moi aussi. Euh... tu n’as pas école demain ?
- Si. Et toi, tu ne vas pas au travail demain ?
- Si, oui aussi... Il faudrait peut-être aller se coucher.
- Peut-être, en effet. Il est tard.
- Bon, alors j’y vais. Tu me suis ? proposa Francis Durand,
en ébauchant un pas en direction de la maison.
- Papa ! l’arrêta net Céleste, d’un ton ferme et glacé.
- Oui, Célestine ?
- Donne-moi le paquet !
- Que... quel paquet ?
- Ne fais pas l’innocent, allez, donne-le-moi ! »
 

 

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13 janvier 2023 5 13 /01 /janvier /2023 13:10
Le roi père

LE ROI PÈRE  Richard Sourgnes 192 pages Collection Dépendances

 

 

 

1
Une main me secouait l’épaule. Avant même d’ouvrir l’oeil,
j’ai perçu l’odeur de tabac et compris que c’était mon père qui
me réveillait. Puis, j’ai vu le bout brasillant de sa cigarette et la
forme de sa tête découpée dans la pénombre. Penché au-dessus
de moi, il vérifiait si mes paupières s’étaient soulevées. « C’est
l’heure », il a dit, après quoi il a quitté ma chambre en laissant
la porte entrebâillée, pour qu’un peu de la lumière du couloir
arrive jusqu’à moi.
J’avais oublié que nous devions nous lever si tôt. Tel un
automate j’ai quitté la chaleur de mon lit, me suis traîné jusqu’à
la salle de bain et débarbouillé à la va-vite. Retour ensuite dans
ma chambre, où mes vêtements m’attendaient, entassés sur une
chaise : mon vieux jean, tricot de peau, chemise, pull. Voir que
j’avais choisi mon plus vieux pantalon, celui réservé aux travaux
salissants, m’a rappelé la raison de ce réveil en pleine nuit. J’ai
sorti de la penderie ma parka fourrée. Parce que tout de même
on irait jusqu’aux Pyrénées, jusqu’à leur pied, du moins, et
qu’on ne savait pas quel temps il ferait là-bas. Ce qui était sûr,
c’est que nous étions déjà en novembre et que les belles journées
dorées de l’automne étaient loin derrière nous.
Dans la cuisine, mon père achevait une cigarette devant
son bol de café. De l’autre côté de la vitre, le ciel était noir.

L’éclairage de la rue ne pouvait pas grand-chose contre la
nuit, le lampadaire en face de chez nous fonctionnait mal. Il
s’allumait quand ça lui chantait. Les services techniques de
la ville étaient venus plusieurs fois l’inspecter, mais rien n’y
faisait.
Notre cuisine, elle, n’était éclairée que par une ampoule,
celle au-dessus de la gazinière et de l’évier. C’était bien suffisant.
Si ma mère s’en était mêlée, j’ai pensé, elle aurait tout
allumé d’un coup, façon balisage de piste d’aéroport, sans le
moindre égard pour mes yeux encore à moitié endormis. J’ai
mélangé le lait à la poudre de cacao et chauffé le tout sans détacher
mon regard du feu sous la casserole. Ses flammes bleues
m’hypnotisaient.
Je n’ai réagi qu’en voyant la mixture à deux doigts de
déborder. Après l’avoir versée dans mon bol, j’ai sorti du frigo
le beurre et la confiture, puis j’ai coupé en tranches le reste
de pain de la veille. Les unes après les autres, j’ai piqué les
tranches à la pointe d’un couteau et les ai présentées au-dessus
du feu. Parfois une étincelle sautait sur le pain et s’y accrochait
en grésillant. L’odeur de brûlé se mêlait à l’arôme du café et à
celui, plus douceâtre, du chocolat.
Une fois mes tartines confectionnées, je me suis installé à
table en face de mon père, qui tirait ses dernières taffes. Il
était déjà équipé, prêt à partir : salopette bleue délavée, pullover
et, suspendue à son dossier, son éternelle canadienne au
col en fausse fourrure. Sa barbe lui mangeait le bas du visage,
bien que je sente sur lui le parfum de son aftershave Aqua
Velva. C’était son désespoir, de ne pouvoir avoir les joues lisses
d’un premier communiant, même après s’être raclé la couenne
consciencieusement.
Nous n’avons pas parlé. En ce qui me concernait je serrais
les dents ou, pour être exact, mes mâchoires refusaient de se
décrisper, comme si le silence de la nuit me cimentait la bouche.
Je n’étais pas du matin, je supportais mal qu’on m’adresse la
parole tant que mes idées n’étaient pas en place. Et j’avais envie
de croire que chez lui c’était pareil, que c’était un trait que
nous avions en commun, de même que les cheveux frisés et
les poils enkystés de nos jambes qui nous faisaient des cuisses
et des mollets en peau de poulet ; la comparaison s’arrêtant là,
parce que ses jambes à lui étaient fortes, les miennes à peine
plus musclées que des pattes de coq.
« Tu t’es habillé assez chaud ? Ça caille », a-t-il fini par
me demander, arrachant avec difficulté les mots à sa gorge
enrouée. Il n’était pas tout à fait opérationnel lui non plus.
Juste en préchauffage, comme moi.
Dès qu’il a eu vidé son bol il s’est levé. Je me suis dépêché de
l’imiter. Il était sans doute pressé de griller une autre clope, et
cela ne pouvait se faire que dehors, s’il ne voulait pas empuantir
la cuisine et s’exposer aux foudres de ma mère.
Nous sommes sortis. La rue déserte, sous la sombre coupole
du ciel, semblait ne mener nulle part, ou au moins se perdre
dans les ténèbres.
La ville dormait lorsque nous l’avons traversée, direction
route de Perpignan. Les réverbères éclairaient pour rien des
trottoirs vides, et aux carrefours les feux clignotaient orange.
En passant devant les cafés, nous apercevions leurs chaises
encore empilées, ces sortes de chaises dont les pieds obliques
font qu’elles s’emboîtent et qu’on peut les entasser. A peine
avons-nous vu une boulangerie ouverte, son enseigne brillant
au-dessus d’une vitrine éclairée, mais il n’y avait personne
à l’intérieur. Jamais encore je n’avais vu la ville aussi morte.

Première fois que je me levais de si bon matin. Il m’était
arrivé déjà de partir tôt avec mon père, mais jamais pour une
destination aussi éloignée.

 

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21 octobre 2022 5 21 /10 /octobre /2022 17:12
Le gars de la combe

Le gars de la combe Alixe Sylvestre ETT / collection Dépendances

 

Ma combe
 

 

Lol, c’est moi.
Je suis arrivé dans ma combe en automne, il y a trois ans et
j’y suis resté un peu moins d’une année. Une combe c’est un
plateau niché en haut d’un paysage et dominé par des versants
escarpés, les crêts.
Entre combe et tombe, il n’y a qu’une lettre qui change !
Quelqu’un, l’un de ces oiseaux de malheur qu’on croise
quand on est sur la route, m’avait juré que par là... (je ne veux
pas trop préciser pour vexer personne), je trouverais à me planquer,
pas de grands champs labourés, pas de vignes, même pas
de moutons, surtout de la friche et de la roche. Avec de l’eau
qui pisse de partout mais au moins tu peux boire et te laver. Si
tu veux qu’on te fiche la paix, c’est le pied, mais attention de
pas te faire piéger par l’hiver. A partir de cinq cents mètres, ça
neige bien. Pas de station, pas de skieurs de fond, c’est le trou
du cul du diable, mais quand t’as le malheur aux trousses...
Au moins personne pour te piquer ton matos de survie. La
malveillance est la règle dans ce sous-monde-là où je rôdais
alors comme une bête sans collier.
J’avais décidé de m’éloigner de la ville, craignant pour ma
chienne, qu’on me la vole, qu’on lui fasse du mal par pure
cruauté. Certains teigneux n’ont plus que ça, l’envie de taper,
tuer. Ils ont perdu leur humanité. Des fauves. Je n’en étais pas
là. Merci maman !

 

Je viens d’atterrir à Rochelon-le-Petit, ses maisons à califourchon
sur la côte embroussaillée. La plupart, avec les volets
clos, arborent un panneau à vendre qui date et on se doute que
le site ne fait pas envie à ceux qui ont des sous pour acquérir
une résidence secondaire. Je parcours le patelin, des rues
étroites en sens unique qui débouchent parfois sur une issue
incertaine et souvent sur le ruisseau qui arrose le bled. Un
gros village, enfin moyen, avec une boulangerie, une boucherie
et sans doute autant de chômeurs que d’actifs rémunérés.
Et puis des vioques, méfiants, froussards. Mais j’ai tort sur ce
point, ayant pris l’habitude de généraliser. Je ne réfléchis plus,
je ressasse des clichés morbides. Le prêt-à-penser du SDF : les
autres veulent pas de moi alors moi non plus je ne veux pas
d’eux.
Je viens de me garer, on peut le faire devant la mairie sans
le moindre ticket. Je crapahute jusqu’à la boucherie en laissant
Soie dans la voiture. Soie, c’est moi qui l’ai baptisée, Soie, le
seul amour qui me reste. Ma chienne couine comme chaque
fois que je m’éloigne un instant.
A la boucherie, les clients habituels me lorgnent sans sympathie,
sans hargne non plus, ils observent une sorte de tolérance
douteuse. Je suis mal à l’aise, pas douché depuis trois quatre
jours, je dois puer et ça m’énerve d’en avoir encore quelque
chose à cirer. J’achète le saucisson le moins cher et demande
au boucher des restes pour ma chienne. Le bonhomme à la
grosse bedaine me regarde de travers, je n’obtiens qu’un petit
bout de couenne et un os trop gros. Les bons restes c’est pour
la clientèle, le reste des restes, il préfère le jeter plutôt que me le
filer. Je suis probablement de passage, tant mieux, il ne va pas
s’embêter avec moi. Mais là aussi, j’exagère un peu. La vie sans
filet m’a fait glisser de la prudence à une méfiance chronique.
J’ai la haine et besoin de celle des autres pour la conforter.
A la sortie de Rochelon-le-Petit, j’emprunte (pas sûr que je
penserai à le rendre un jour) un pauvre chemin qui a été goudronné
au moins une vingtaine d’années plus tôt. Une pancarte
en bois vermoulu indique le Grand-Haut, et précise cascade
à trois kilomètres. La chaussée perd vite son revêtement, puis
rétrécit, se troue, se tord et après une série de lacets laborieux,
plonge dans la végétation sans crier gare. Bientôt, les fourrés
cessent de croître et font place à un sol caillouteux, au pied
d’une muraille dentelée, les crêts.
Ma voiture, un break poussif a toussé, puis rendu l’âme,
le raidillon a eu raison d’un moteur mal entretenu qui doit
tourner sans huile depuis trop longtemps. Peut-être qu’un bon
mécano saurait le retaper, peut-être qu’avec des sous on peut
faire des miracles. Je ne suis pas en mesure de chercher un dépanneur
et puis je n’ai plus d’assurance. Par la force des choses,
nous sommes parvenus à l’endroit que mon informateur de
malheur m’a indiqué. Nous, Soie et moi.
C’est donc là le Grand-Haut comme ils l’appellent en bas,
un site pas mis en valeur, sans table d’orientation, dieu merci.
J’entend le bruissement du torrent pas très loin et cela me rassure
car c’est un son vivant. Je découvrirai bientôt la cascade
qui fait plus que chuchoter à une centaine de mètres.
Je pousse la voiture un peu en contrebas, derrière une haie
sauvage piquante, entrelacée de ronces et d’épines, devant un
mur délabré habillé de lierre. Il a dû y avoir là, naguère, un abri,
qui sait, une maison. Je suis arrivé à destination. Nulle part.
Mais avec un curieux sentiment d’être raccord à mon destin.
L’automne tire à sa fin, ras-le-bol de repeindre les feuillages et
tutti quanti, faire le beau pour pas grand monde de passage...
J’ai pris l’habitude de parler aux arbres et ils me répondent
en agitant les branches. Les grandes pour les consonnes, les
petites pour les voyelles. Et des feuilles rougies, il y en a maintenant
plus par terre que sur les branches. Le vent ne se gêne
plus. A cette altitude la température ne me fera pas de cadeau.
Ni à moi, ni à l’autre qui ne me lâche plus avec ses conseils,
bien au chaud à l’intérieur, sous plusieurs couches de peau.
La première nuit, je caille, dans ma caisse, malgré ma chienne
serrée contre moi.
L’autre qui sait toujours tout la ramène. T’as qu’à retourner
du côté de la civilisation, demander de l’aide, les services sociaux,
c’est pas fait pour les chiens. J’y ai déjà goûté, mais ça
ne me dit trop rien de me mettre à genoux. Je suis à l’envers
de moi-même. Un rebelle qui n’a pas les moyens de sa dignité.
J’ai froid, faim et honte. La honte m’est venue récemment.
L’autre me met la pression : t’as qu’à redescendre avant les
grosses gelées, pour survivre. Il a pas tort, n’importe qui de
sensé refuserait de s’enkyster là, dans cette combe paumée.
Je sais bien.
Plus aucune pomme à ramasser dans les vergers. La plupart
des fruits sont pourris. Il me reste encore un sac de noix mais
pas de quoi tenir longtemps. Dans cette contrée, pas de Secours
Catholique ou Populaire à proximité, ni de Restos du
coeur, d’ailleurs encore fermés pour des semaines. Zoner, c’est
une occupation à temps plein, faut choisir, ou bien la ville
avec les aides, de la bouffe par-ci par-là et la manche en désespoir
de cause près d’une église, ou alors la cambrousse, tu as la
paix mais tu peux crever en hiver.
Je sais, je sais.
Ma faim finira par devenir plus forte que la honte. La faim
de la chienne surtout, il faut trouver vite un peu de tune et
c’est pas dans la pleine nature que je vais en dénicher. Il me
reste cinq euros et une boîte de sardines... pas top pour Soie.
Je sais bien.
Des questions, je m’en pose toute la journée et l’autre qui
me donne le tournis avec ses réponses carrées. Il a bossé le
QCM du bien-pensant, ma parole ! Pour finir, avant que me
dégringole dessus une nuit d’arrière-saison poisseuse, je descends
à la boucherie acheter un saucisson avec le solde de mes
économies. Soie et moi, on a trouvé extra celui de la veille.
Aïe ! Il me manque cinquante centimes. Faussement désinvolte,
je demande s’ils peuvent le couper en deux, leur saucisson,
je n’en prendrai que la moitié, ce sera bien suffisant pour
l’entrée de mon repas du soir... La bouchère regarde son boucher
de mari et tranche : c’est bon ! Elle emballe le saucisson
entier dans le papier libellé à leurs deux noms et me le tend
sans prendre ma monnaie, en ajoutant que ça me fera aussi
le plat du jour. Attrape, connard ! Son homme me donne
un autre paquet, quelques bricoles sanguinolentes pour ma
chienne, il se souvient que j’en ai une qui doit être aussi affamée
que moi. Leur gentillesse, du coup, c’est comme une
claque. Une cliente aux cheveux bien blancs vient de sortir
juste derrière moi et m’invite à la suivre jusque chez elle, dans
sa bicoque près de l’église en me faisant miroiter un café et des
croquettes pour le chien. Je lui emboîte le pas, comme dans un
mirage. En lévitation. Sa cuisine est chaude, grâce au poêle à
bois, un blanc comme celui qui a réchauffé mon enfance. On
me fait asseoir et je bois mon café dans un bol posé sur la toile
cirée à fleurs, en y trempant trois petits beurres. Soie engloutit
au moins deux cents grammes de croquettes qui doivent être
périmées depuis la probable mort du chien de mon hôtesse.
La vieille dame ne pose pas de questions. A son âge, elle
possède les bonnes réponses sur les situations évidentes. Elle
me file le reste du paquet de petits beurres et celui de croquettes
également. Ce sont les meilleurs petits beurres de toute ma
vie. Ma bonne fée hausse les épaules. Elle regarde ailleurs, du
côté de la fenêtre, ou de la porte. Putain, je lui fais pitié ! Elle
vient juste de s’acheter une bonne conscience en se délestant
de quelques biscuits et croquettes. Et maintenant, on me prie
de déguerpir. Mamie a son émission de jeux débiles à mater.


 

 

 

 

Dans les yeux d’Émilie
Le temps que Gauthier aille aux toilettes, Émilie avait fait
le tour du studio et pilé devant le manuscrit posé à côté de
l’ordinateur. Il en avait fait une première impression par précaution.
C’était brut de décoffrage avec les fautes de frappe.
- Pas mal ton roman !
Fine guêpe, Émilie faisait semblant de n’avoir pas repéré les
coquilles ou alors elle avait pigé que c’était du premier jet.
- Pas touche, confidentiel ! Tu le liras quand ce sera en librairie !
On aurait dit que ça l’amusait qu’il vende son propre roman
parce qu’en fait, les libraires n’écrivent pas, d’habitude, se
contentant de vendre les livres des autres ! Sans les lire d’ailleurs,
tellement il y en a ! Des centaines à chaque rentrée ! Six cents,
elle croyait ! Il s’enquit de savoir jusqu’où elle était allée dans
la narration.
- Le début, le bled paumé, la voiture... J’ai adoré la scène à
la boucherie, la moitié d’un saucisson, ça m’a fait marrer ! Le
clebs, tu lui as donné le nom de ta chienne ?
- Oui ça lui fait plaisir, n’est-ce pas Soie ?

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14 septembre 2022 3 14 /09 /septembre /2022 14:10
Chute d'un séducteur

" Chute d'un séducteur "  de Rachel Valentin (réédition de "Délices d'amour amers").

 

INDEX DES PERSONNAGES
René-Igor Klupek, cadre commercial chez Floribo
Blandine Klupek, épouse de René-Igor
Véra Klupek, fille de René-Igor et Blandine
Lubim Klupek, père de René-Igor
Josée Klupek, épouse de Lubim et mère de René-Igor
Natoulia, grand-mère de René-Igor
Aleksei, grand-père de René-Igor
Li Zhou, universitaire chinois
Nuan Zhou, épouse de Li Zhou
Lucien Levène et Fabrice Dèledongau, syndicalistes chez Floribo
Patricia Leminion, employée chez Floribo
Sara Piccini, créatrice des Biscottini Bamburini
Mimmo, bras droit de Sara
Pascal Leroy, DRH chez Floribo
Clotilde Moucherot, disquaire
Jean-Claude Racine, commercial chez Floribo
Eliette Racine, épouse de Jean-Claude Racine
Brigitte Legris, alias Beaux-Yeux, parfumeuse
Estelle, amie de René-Igor
Sophie, amie de Clotilde, Sara, Christine et Patricia
Laura, amie de Sophie
Christine, amie de Sophie et Patricia
Jean-Christophe, compagnon de Christine
Raymond Niloc, président de Floribo
Hermeline Niloc, épouse de Raymond Niloc
Kevin Leblond, comptable chez Floribo
Olivier Deville, architecte amateur de grunge
Lazlo LeGoff, gitan
Englo LeGoff, fils de Lazlo
Omar, gardien de nuit chez Floribo

 

 


Au petit matin, l’équipe de ménage découvrit René-Igor
Klupek, 45 ans, directeur des ventes de la SA Floribo et fils,
tassé dans son fauteuil directorial ergonomique grand confort,
dossier en maille aérée anti-transpiration.
Lourdes paupières sur regard vert, bouche sensuelle, mâchoires
saillantes, un homme taillé pour les conquêtes. Charge
érotique inentamée. Ne serait le malencontreux petit trou, là,
sous la tempe gauche, juste au-dessus d’une folâtre mèche poivre
et sel barbouillée de rouge foncé.

 

Blandine Klupek mâchouillait un radis-cheddar-cresson extrait
d’un saladier d’argent aux trois-quarts vide. Le reliquat
des tonnes de canapés engloutis par ses hôtes avec le Roederer
millésimé. Elle-même lestée d’une demi-douzaine de minisandwichs
au foie gras arrosés d’autant de coupettes, se sentait
pour une fois en empathie totale avec le reste de l’humanité, y
compris les deux exotiques qui lui faisaient face. Lui, l’air d’un
communiant, tout raide dans son costume sombre et sa chemise
écrue, elle large tailleur pantalon, masque sévère encadré
de deux bandeaux de cheveux noirs.
Crinière drue séparée par une stricte raie sans virage, il avait
avec dignité descendu une bouteille à lui tout seul. Il tentait à
présent de rassembler ses idées, de ramener à la surface deux
ou trois mots de globish pour meubler la conversation.
« Blâânh deu blâânh ! You shouldn’t have, dear small madam ! »
Petite bouche en coeur, ça fait toujours de l’effet la bouche
en coeur et ça camoufle cette cochonnerie de bout de salade
coincé entre incisive et canine, Blandine opinait d’un air entendu.
« Mais comment donc, cher monsieur. »
Chou ? Il a dit quoi, là ? Misère. Qu’est-ce que je réponds ?
Je souris, voilà, je souris. En les attendant. Ils m’ont bien laissé
tomber. Qu’est-ce qu’il est allé nous chercher des Chinois ? Et elle,
qu’est-ce qu’elle fabrique ? Elle avait dit sept heures. Il est huit
heures passées.

Quarante secondes plus tard, porte qui claque, coups de
talons sur le parquet à faire exploser les vitres, Véra arrivait
précédée d’un grondement de tremblement de terre. Grande,
mince à l’excès, petite bouche en coeur, elle était la réplique
de sa mère, les lourdes paupières mises à part. Sans un regard
pour l’auteure de ses jours, sans un mot d’excuse, elle fondit
droit sur les convives, les gratifia d’un nihao caressant, suivi
d’une succession de sons gutturaux, et émollients à en juger
par le soudain relâchement des occipito-frontaux chinois.
« Ah, Véra ! Ma petite Véra ! Viens là que je te contemple. Tu
n’as pas changé. Comme tu es jolie ! Tu veux que je te dise ? Tu vas
rire. Ta mousse au chocolat-bergamote a un succès fou. Mais
si, je t’assure. Et tu sais pourquoi ? Non, bien sûr, tu ne sais
pas. Eh bien voilà, c’est tout simple. Nous l’avons inscrite au
repas de fin d’année de l’université et par voie de conséquence,
elle a fait son chemin dans le Tout Nankin. Elle circule sous le
nom de mousse Véra. C’est amusant, non ?
- Ma chère enfant, comme vous semblez sûre de vous à présent.
Loin de la petite étudiante que j’ai connue, humiliée. Si,
si, je dis bien, vous vous sentiez humiliée de devoir disséquer
une souris comme un lycéen de terminale, comme un bleu,
disiez-vous. Timide, mais le caractère bien trempé. Jamais un
autre que vous n’aurait osé claquer la porte du labo en fourrant
la souris dans la poche du professeur.
- Qu’est-ce qu’ils disent, mais qu’est-ce qu’ils disent ? Véra,
traduis, bon sang.
- Pas la peine, que des conneries. »
Blandine se renfrogna. J’en ai assez. Et la soirée ne fait que
commencer
. Ses hôtes bombardés d’un sourire Ultra Brite, aïe
le cresson sur l’incisive, elle arrêta là les effusions, annonça
qu’on passait à la salle à manger, bras tendus vers la table dressée
comme pour le président Xi Jinping en personne et pria
Véra d’excuser son père. Il viendrait un peu plus tard dans la
soirée, retenu par une délicate négociation avec des prospects
réputés intraitables en affaires, des Asiatiques, tiens, justement.
Coup d’oeil appuyé.

A une heure vingt, libérée de son corset de bonnes manières,
affranchie des minauderies qu’elle s’était crue obligée de
distribuer toute la soirée, Blandine, moulue de partout, s’affalait
sur la couette de satin polyester, un goût tenace de beurre
d’escargot dans la bouche et l’amertume aux lèvres. Sans un
mot d’explication, portable muet, il avait eu le front de la laisser
toute seule se dépêtrer avec les Chinois qu’il avait pourtant
lui-même invités. Enfin ! Véra avait assuré. Encore heureux.
Si quelqu’un est responsable, c’est bien elle. Le mandarin. Tu vois
un peu l’idée. Elle spécule sur l’avenir. Faire espagnol, portugais,
à la rigueur gaélique ? Pas opportun, surtout trop banal. Mademoiselle
veut toujours sortir du lot, faire son intéressante. Tout
son père. Et où il est à cette heure-ci, celui-là ? Chez une de ses
pétasses, évidemment.

Blandine se tournait, se retournait dans son lit et son estomac
précédait le mouvement, bourré de tourte aux grenouilles
et de coq au vin. Elle avait mis un point d’honneur à sortir
l’artillerie lourde à l’intention de ses hôtes. Ravis de tant d’exotisme,
ils avaient repris deux fois de tous les plats, saucé leur
assiette avec entrain, fait un sort à l’aloxe-corton 2010, grand
millésime, puis, roses et frais comme une aurore de printemps,
ils avaient pris congé tout en courbettes.
A peine rentrés à leur hôtel, les Zhou étaient tombés d’accord,
jamais ils n’oublieraient le géromé fondant ni le vacherin
mirabelle flambé sous leurs yeux, ingurgités en cette délicieuse
soirée pas même assombrie par l’absence du père de Véra.
Pourvu qu’elle fût là, elle, avec sa mère.
« Charmante, cette madame Klupek, s’attendrit monsieur
Zhou.
- Limite idiote, oui, rétorqua son épouse. »
Pas besoin d’avoir fréquenté l’Alliance française pour s’apercevoir
que cette grande blonde maniérée avait la conversation
d’un calendrier des Postes. Comment cette femme pouvaitelle
être la mère de la jeune étudiante surdouée, timide et
un rien caractérielle accueillie quelques années plus tôt par
monsieur Zhou dans son laboratoire de sciences appliquées
de l’université de Nankin ? Véra avait alors dix-huit ans et ce
désarroi des adolescents choyés tout à coup délogés du cocon
familial protecteur. Il s’en étonnait lui-même, le docte professeur
d’ordinaire imperméable aux états d’âme estudiantins,
avait été ému. Plus qu’ému. Remué. Les yeux verts, le sourire
hésitant, la silhouette gracile avaient secoué Li Zhou, stupéfait
de sentir à nouveau gronder en lui ce volcan à jamais endormi
croyait-il, furieux de n’y rien pouvoir. Il n’était pourtant pas
n’importe quel jouvenceau inflammable, il était Li Zhou, professeur
des universités et en cela grandement assisté par le monolithe
marmoréen qu’était son épouse, il avait toute sa vie su
maîtriser ses poussées éruptives inopinées.
 

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25 juillet 2022 1 25 /07 /juillet /2022 11:15
C'était à chaque fois un petit vertige

C'était à chaque fois un petit vertige suivi de La Czardas de Monti par Daniel Konieczka

Deux récits teintés d'humour et de nostalgie sur le fil de l'Histoire et de ses bouleversements

 

1964, septembre
- Ich möchte, dass du mir eine kurze Nylonhose
schickst..
. Je voudrais que tu m’envoies une culotte
en nylon.
Jusque-là ça l’amusait plutôt, la babcia, mais elle
s’arrêta net à cette phrase, choquée ! La carte lui en
tombait des mains.
- Co to za dziewczyna ? ! Mais qu’est-ce que c’est
que cette fille ? !
La carte postale qu’elle me traduisait à haute
voix, je l’avais reçue le matin même. Signée « deine
Marianne
». Ça, je l’avais compris tout de suite,
le « deine ». Ce seul mot suffisait et ça bondissait à
l’intérieur. « Ta Marianne. » Je ne me lassais pas de
le relire. Mais pour tout le reste du texte, une aide
était indispensable. Il fallait s’adresser à la personne
qui savait, la babcia, la grand-mère. Quitte à dévoiler
tous mes secrets.
Elle parlait trois langues, la grand-mère. Celle de
son pays de naissance, celle de sa patrie de coeur – la
Pologne dont elle ne foulera jamais le sol – et celle de
son pays d’accueil, si cette expression est réellement
acceptable.
Née en Allemagne en 1900 à Bochum, elle y avait
passé toute sa jeunesse. Jusqu’à y fabriquer des obus.
Elle racontait le passage majestueux des Zeppelin audessus
de sa ville. Une vie heureuse, dans un quartier
grouillant de vie laborieuse et joyeuse. Une petite
photo aux bords joliment dentelés la montrait la
grand-mère, à 17 ans, debout dans l’usine, jeune et
fière, avec d’autres ouvrières en blouses grises, parmi
des empilements de cylindres de métal brillant. Tout
ce qui allait être envoyé sur la tronche des autres, là,
de l’autre côté de la frontière.
Elle était arrivée en France au début des années
vingt, pas de son plein gré. À Toul, Ellis Island français.
Une migrante, comme on dit maintenant. Un
petit tour lugubre du côté du charbon du Nord dont
ils s’étaient vite échappés, une tentative vers les tulipes
hollandaises qui n’avaient pas voulu d’eux, et une
arrivée dans ce petit village lorrain, baluchon posé
définitivement. Tout près des territoires anciennement
annexés. Elle allait régulièrement y faire quelques
achats pour y retrouver le goût de ses 16/18
ans dans les bouchées de Pumpernickel. Au retour,
souvent elle répétait, songeuse : « Q uand j’habitais
en Allemagne, les Allemands étaient beaux et sveltes,
pourquoi sont-ils si gros maintenant ? » Elle qui avait
connu la grande ville se montrait d’ailleurs assez méprisante
avec les autochtones, les quelques paysans
lorrains du village – Français de souche – dont les
fermes dès les années vingt avaient été phagocytées
par la construction de maisons sortant toutes du
même moule pour loger la masse d’arrivants d’Italie
et de Pologne. Ils avaient des manières de rustres sans
culture, ces Français.
- Une culotte en nylon, à 14 ans ? Co to za dziewczyna
?!
Mais qu’est-ce que c’est que cette fille !
Elle se trompait la babcia, future groupie de Jean
Paul II, rien d’immoral dans un boxer-short.

 

 


2018, décembre, Varsovie
Des centaines, des milliers de carpes nageaient en
rond, depuis des heures, blotties les unes contre les
autres, tournant lentement dans le sens des aiguilles
d’une montre. Un morne manège en attente du sacrifice.
Certaines offraient déjà leur ventre. Des étals
étaient couverts de ces poissons tranchés cette fois en
quartiers sanguinolents à l’intention de familles plus
modestes. On approchait de Noël. Une grande piscine
gonflable de plastique bleu était installée dans
l’immense supermarché proche du quartier Zoliborz
– du français Joli Bord – où nous logions.
Henri, mon ami peintre, avait décidé d’aller rendre
visite à sa fille en séjour Erasmus à Varsovie. Et
comme je parlais un peu la langue du pays je l’avais
accompagné.
À Zoliborz, notre logeuse nous avait conseillé un
petit restaurant typique, avec son décor de bois sombre
et son odeur entêtante de tabac froid, typique des
années cinquante, qui était devenu pour ces quelques
jours notre port d’attache. Le Zywiciel : les portraits
et les textes encadrés sur les murs du restaurant racontaient
l’histoire de ce nom et du lieu, intimement
lié à un événement historique, l’insurrection de Varsovie.
Après nos longues marches à travers la ville
dans le froid humide de l’hiver nous retrouvions le
havre du Zywiciel. C’était un véritable réconfort de
s’attabler devant un tartare de hareng accompagné de
concombres au sel, suivi d’un plat de pierogi, le tout
arrosé d’une Zywiec pression. Henri, lui, restait fidèle
à son allemande Paulaner.
Nous avions besoin de ce réconfort. Varsovie en
décembre était peu accueillante. Il était bien caché
le charme slave. Le centre ancien reconstruit cartonpâte.
Et les artères principales sans attrait, les mêmes
leurres qu’à Strasbourg, Montpellier ou ailleurs. La
consommation. La ville s’occidentalisait à grande vitesse.
La fille de mon ami qui vivait en coloc nous
avait entraînés dans les lieux qu’elle fréquentait. Un
matin, elle nous avait conviés à un petit déjeuner
dans un sous-sol meublé de canapés défoncés. Un
café « hard punk » atrocement bruyant et inconfortable.
Le top de la jeunesse varsovienne branchée.
Nous en étions restés littéralement sur notre faim.
Henri, qui n’était pourtant pas toujours exemplaire,
montra quelques signes d’inquiétude. De ses études
européennes Pauline aurait-elle surtout intégré le
shoot de Wyborova ?
Pour ce court séjour, au gré des promenades, nous
allions à la découverte. Étouffante, l’histoire. Les
musées d’art, ce serait pour l’étape allemande prévue
au retour.
Au terme d’un long cheminement sous les branchages
dénudés d’une forêt sauvage en pleine ville
entre les stèles de l’ancien cimetière qui, étrangement,
étaient toujours debout, nous découvrîmes, dans le
silence, le monument à Janusz Korczak menant sa
procession d’enfants.
Un malaise me gagnait. Il y avait bien sûr toute
cette horreur de l’histoire, mais une question plus
intime m’oppressait. Malgré mon nom, et mes origines,
j’avais du mal à me reconnaître dans ce pays.
Je lui en voulais à cette Pologne, mère indigne,
incapable au début du siècle précédent de nourrir
ses enfants forcés à l’exil. Et aujourd’hui gouvernée
par des culs bénis rétrogrades. Mes grands-parents et
mes parents n’y avaient jamais remis les pieds. Je me
sentais, définitivement, d’ailleurs. On m’avait dit un
jour que la racine de mon patronyme indiquait que
j’étais « homme des confins ». Une analyse étymologique
approximative, peut-être. Mais ça m’arrangeait
bien, surtout, d’être de nulle part...
Notre déambulation nous avait conduits dans un
quartier parfaitement sinistre. Un alignement sans
âme de bâtiments jaunasses. Sans âme qui vive. Et le
froid et la pluie. Aucune indication, aucun panneau
de signalisation. Et pourtant, d’après le plan, nous
étions tout près de...
Avec mon polonais hésitant je me suis approché
vivement d’un homme pressé qui sortait d’un immeuble.
- Nous cherchons un lieu, vous savez ? Celui où les
juifs ont été regroupés pour leur départ ?
L’homme m’a regardé silencieusement, avec un
grand sourire. Un sourire glaçant.
Il avait très bien compris la question.
Peut-être ne savait-il pas qu’il vivait à quelques dizaines
de mètres des rails de la Umschlagplatz ?
Bien sûr qu’il savait, cet homme.
Son sourire nous laissa sans voix.
Il était temps de prendre le chemin du retour.

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7 avril 2022 4 07 /04 /avril /2022 14:41
Le sourire de la boulangère
Le sourire de la boulangère                
Elsa Dauphin ETT collection Dépendances                                                           

 

 

 

 

3 juillet 2011

 

 

 

Maître Fournel,

 

 

Suite à notre rencontre, il me semble opportun de revenir sur certains détails de mon affaire. Les grandes lignes que je vous en ai tracé ne peuvent effectivement suffire à rendre compte de la situation critique dans laquelle je me trouve. J’ai bien compris que les anecdotes ne vous intéressent guère – votre agacement croissait à mesure que je vous racontais mon histoire, m’égarant sans doute un peu trop dans des explications alambiquées que je voulais pourtant précises, et à plusieurs reprises, en m’interrompant, vous m’avez prié d’en venir aux faits : « je n’ai que peu de temps à vous consacrer, monsieur Organd », me répétiez-vous à intervalles réguliers tout en regardant votre montre – mais le comportement de mes voisins et co-indivisaires est au quotidien difficilement supportable, et je me dois de vous en faire part afin que vous preniez toute la mesure de ma condition actuelle et que vous puissiez agir en conséquence.

Comment vous dire, maître, il ne se passe pas une journée sans que je sois dans l’obligation de les croiser. Le village est petit. Imaginez : quelques rues et la grande place du marché, avec son église et ses cafés. Pas un pas, je vous dis, quand je sors de chez moi, sans les rencontrer. Bien sûr, comme vous me l’avez signifié, j’ai fait preuve de bien peu de discernement quand j’ai acheté en indivision et pour moitié cette grande bâtisse dont nous devions nous répartir la surface équitablement. Mais voilà, monsieur et madame Potard occupent l’essentiel de l’espace, et moi une unique pièce d’une quarantaine de mètres carrés sur les trois cents que compte le bâtiment.

Oui, bien peu de discernement, j’en conviens, mais enfin il s’agissait d’amis, de personnes que je connais et côtoie depuis presque trente ans, et en qui j’avais toute confiance. Une naïveté coupable peut-être, et que mon âge – cinquante ans – aggrave sans doute à vos yeux. Pauvre bougre !, sembliez-vous penser en posant sur moi un regard blasé. Mais oui, j’ai accepté leur proposition de nous rendre acquéreurs ensemble d’une bâtisse suffisamment grande pour y établir deux logements séparés et trois ateliers : deux ateliers de peinture pour eux et un atelier de sculpture pour moi. À terme, nous envisagions l’ouverture d’une galerie d’art, un projet de dimension humble où nous-mêmes et d’autres artistes pourrions exposer nos travaux.

J’en ai parcouru des kilomètres pour trouver ce lieu, seul au volant de ma vieille fourgonnette. Des kilomètres dans les campagnes durant tout un automne et tout un hiver, à dormir dans des hôtels miteux au cœur de villages isolés ou dans des complexes préfabriqués en bordure de grands axes routiers ; au pire dans mon véhicule quand je venais à manquer de ressources financières. J’ai poussé la porte de nombreuses agences immobilières et, inlassablement, j’ai répété les mêmes explications ; j’ai visité un nombre incalculable de maisons de village, maisons de maître délabrées, immeubles insalubres, corps de ferme, anciennes gares et usines désaffectées, et même quelques ruines. Mais rien ne convenait à Hervé et Patricia Potard que je tenais au courant régulièrement de mes démarches. Il fallait prospecter encore et encore, et moi qui y croyais à ce projet, personnel et professionnel, j’ai poursuivi les recherches jusqu’à trouver ce lieu, une ancienne tannerie qui avait fermé ses portes depuis bien longtemps, et dont seule subsistait une boutique minable où l’on pouvait encore acheter vestes et pantalons de cuir, tout poisseux de poussière, presque raides de crasse, pendus à des cintres alignés sur des portants métalliques rouillés. Oui, jusqu’à ce que je trouve la perle rare, grande, avec des travaux conséquents, mais d’un prix abordable. Quand j’ai fait part de ma découverte à Hervé et Patricia, ils n’ont pas hésité un instant ; ils ont pris leurs dispositions pour me rejoindre, l’ont visitée avec entrain et ont souhaité signer le compromis de vente dans la foulée, avant de repartir chez eux – une banlieue composée de pavillons tous identiques, collés les uns aux autres et entourés de jardins étriqués –, et préparer leur déménagement.

Tout a été si vite,maître, au point quej’ai eu alors le sentiment que le cours des événements m’échappait. Je n’étais pourtant pas aussi enthousiaste que mes amis. Tout d’abord, les travaux à effectuer étaient colossaux, j’en ai mesuré tout de suite l’importance : de la cave au toit, tout était à reprendre – je ne vais pas vous assommer de détails techniques, mais nous en avions pour de nombreux mois, voire des années pour rendre l’ensemble habitable.

Et il y avait cette cour, grande certes, mais entièrement en béton et qui surplombe la cave, sans un parterre de terre, pas moyen d’envisager un jardin ou quelques plantations – j’ai toujours aimé les jardins –, mais Patricia a balayé d’un revers de main, et avec dédain, mes réticences, arguant que nous mettrions des jardinières de fleurs, des plantes en pots, et que cela irait bien comme ça, d’autant plus que nous étions à la campagne et que si je tenais vraiment à jardiner j’aurais toujours la possibilité de louer un terrain. Mais surtout, il y avait ce monument aux morts accolé à la propriété. Un monument aux morts monstrueux, d’une laideur incommensurable, un monument aux morts énorme pour un si petit village – pas plus de six cents habitants –, même si les deux guerres mondiales et celle d’Algérie avaient fauché, comme partout ailleurs, leur lot de jeunes hommes, mais enfin, une telle construction avec des fioritures ringardes au possible – elle dégage un patriotisme rance et revanchard –, c’était franchement rebutant. Sa laideur était cependant atténuée par deux marronniers plantés de part et d’autre. Des arbres magnifiques, de belle hauteur, de large circonférence, et aux ramures denses qui devaient propager une belle ombre sur la cour en été, et qui donnaient à cet ensemble tout de pierre et de béton une fraîcheur végétale qui sinon aurait manqué cruellement. Les houppiers fournis dissimulaient en partie la construction hideuse et formaient une protection contre les bruits de la rue. Les oiseaux y nichaient et y chantaient. Leur présence m’a incité à mettre de côté mes réserves, et je me suis finalement rangé à l’avis de mes amis – de mes anciens amis plutôt, devrais-je dire –, mais oui, finalement, je suis allé dans leur sens, et j’ai signé.

C’était au mois de février, il y a bientôt deux ans de cela.

Et ce que c’est que le destin ! Car voyez-vous, quelques semaines après notre installation – c’était au mois d’avril –, une entreprise sollicitée par la mairie est venue couper les arbres, ces grands marronniers qui devaient être là depuis plus de cinquante ans. Ils les ont abattus sans aucun état d’âme, bloquant toute la rue pour procéder à ce massacre. Les tronçonneuses ont vibré toute la matinée et sans doute une grande partie de l’après-midi. J’ai regardé les bûcherons travailler durant un moment : tout d’abord ils ont coupé les branches qui tombaient dans le bruissement de leur feuillage et s’accumulaient au pied du monument aux morts comme autant de membres amputés. Puis, ils se sont attaqués aux troncs, et là, je n’ai pas pu rester. C’était comme des grands corps nus, sans défense, qu’on achevait. J’ai pris ma fourgonnette et j’ai roulé jusqu’à la fin du jour, sans but, pour revenir à la nuit tombée. Ce n’est que le lendemain que j’ai constaté le résultat.

Ce vide que laissent les arbres dans le ciel quand ils ne sont plus là !

La raison de cet abattage dont j’ai pris connaissance dans le procès-verbal d’une séance du conseil municipal a fini de m’atterrer. Cela dépassait mon entendement. Ils ont coupé ces arbres magnifiques du fait de leur beauté, de leur grandeur, de l’opulence de leur ramure qui masquait à la vue des passants le monument mortifère. Ils ont coupé les arbres car ils empêchaient la lecture des noms des morts au champ d’honneur. Parce que leurs branches risquaient d’en abîmer les bas-reliefs ringards ainsi que la statuaire doloriste : une femme aux traits compassés tenant dans ses bras un soldat, mort ou agonisant – c’est au choix. Pour finir, il était précisé, dans un jargon administratif qui ne prêtait pas à la contestation, que la mise en œuvre de cette décision devait intervenir le plus rapidement possible du fait des prochaines commémorations, celle du 8 mai en l’occurrence.

Désormais, je dois supporter chaque 11 novembre, chaque 8 mai et chaque 19 mars des discours et des drapeaux, des fanfares et des dépôts de gerbes. Les hommages résonnent dans la cour, pompeusement solennels.

Et c’est étrange, maître, car à partir de ce moment, j’ai eu comme une intuition, celle de m’être perdu. Les faits m’ont d’ailleurs donné raison par la suite.

 

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21 janvier 2022 5 21 /01 /janvier /2022 18:16
La Ronce

La Ronce > MJ Gonand Stuck, Collection Dépendances

 

 

 

Quand j’ai aperçu depuis ma ferme, la fumée puis les flammes dévorer la vieille cabane de Monsieur Zorn, j’ai bondi sur mon téléphone pour appeler les pompiers. Les secours n’ont pas tardé. Mais une construction en bois, ça flambe vite. on a évité de justesse que le feu se propage au bois de La Ronce. Pas âme qui vive sur les lieux d’après le journal.
Cet incendie m’intrigue bien sûr. Par ici, il ne se passe pas grand-chose. À part des accidents de chasse ou des jeunes qui font des conneries avec drogue et alcool en se réunissant dans les bâtiments abandonnés. J’en ai viré une demi-douzaine la semaine dernière de l’ancienne étable de mon cousin. Juste en gueulant et en brandissant ma carabine. Mais à La Ronce, c’est autre chose.
Donc, par simple curiosité, je m’approche dès le lendemain du sinistre. Le toit ne s’étant pas complètement écroulé, je m’introduis à l’intérieur. Ça pue fort le brûlé et les matelas gorgés de flotte répandent une sale odeur de moisi. Je me doutais bien que quelqu’un dormait là de temps à autre. Un soir où j’avais récupéré une vache échappée, j’avais repéré de la lumière là-haut. Je me disais qu’un sans-abri du coin s’y réfugiait. Ensuite ça m’est sorti de la tête. Je suis un fermier très occupé avec ses cinquante bêtes. En plus, à vol d’oiseau, c’est quand même assez éloigné de chez moi.

Revenons-en à ma venue sur les lieux. Y a de quoi être surpris. Le chalet semble aménagé pour y vivre correctement. Il y a même tout un stock de livres sur une étagère. Deux couchages dans la pièce : un en hauteur comme dans les chambres d’enfant d’aujourd’hui, l’autre posé à même le sol. Sur un portant, des vêtements d’homme et de femme. Je doute quand même que monsieur Zorn ait emmené une maîtresse ici. Il n’a pas loin de quatre-vingt-dix ans et on m’a dit qu’il avait des soucis de santé. Normal à cet âge-là. Mais je plaisante bien sûr. Je respecte beaucoup cet homme qui fut mon instituteur au début de sa carrière. C’est grâce à lui que j’ai obtenu mon certificat d’études primaires. Troisième du canton comme on disait à cette époque lointaine.
Un poêle Godin en bon état est installé au fond de la pièce. Voilà sûrement le responsable de l’incendie. Ces engins-là, il ne faut pas les quitter des yeux. Surtout dans un pareil logement. Les gens sont inconscients.
Intrigué, je fouine un peu et me rends compte qu’il s’agit bien d’un vrai lieu de vie. Pas d’un abri occasionnel. Vaisselle, couverts, bassine, linge, bien que noircis et cramés, me le prouvent. Un peu plus tard, je découvrirai derrière la cabane des toilettes rudimentaires. Quelqu’un habitait donc là depuis un bon bout de temps.
Je fouille à nouveau à l’intérieur et finis par découvrir au milieu des bouquins un cahier à petits carreaux d’une centaine de pages. Très humide mais épargné miraculeusement par les flammes. Presque entièrement rempli d’une écriture toute petite et serrée, hyper difficile à déchiffrer pour un vieux comme moi. Avec des dates pour chaque chapitre. Comme je n’ai pas mes lunettes, j’empoche le document secret pour le lire plus tard à la maison. En cachette de ma femme qui est née trop curieuse.

Je n’aurais pas dû. Depuis, les remords m’empêchent de dormir. Pourtant j’ai un bon sommeil, comme tous les gens qui travaillent surtout avec leur corps. Le repos du guerrier de la terre.
Ce sont là des vies, des secrets et des tristesses qui ne me regardent pas. Maintenant, je me demande comment restituer ce cahier de malheur. Et à qui ? Même si je sais qui en est l’auteur. Après mûre réflexion, ça fait une semaine que je me torture le ciboulot, je décide de le remettre au propriétaire des lieux, c’est-à-dire à monsieur Zorn. Comme je manque de courage et ne souhaite pas avouer mon forfait, je vais l’envoyer par la poste. Pas de problème pour l’adresse. J’ai livré tous les ans dix stères de bois à son domicile, depuis que le directeur a pris sa retraite.
Y a plus qu’à fermer l’enveloppe sur cette maudite histoire. Je pèse moi-même le colis pour le balancer directement dans la boîte jaune. Comme je suis une tombe, les secrets resteront secrets.

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14 septembre 2021 2 14 /09 /septembre /2021 11:34
Éclats d'Éros sous Covid-19

Éclats d'Éros sous Covid-19

Christian Cogné Collection Borderline

 

 

1

 

 

Christophe Picard a eu à peine le temps de prendre son petit-déjeuner, émergeant d’une nuit agitée lorsque, sous les coups de six heures-trente, il entend qu’on cogne violemment à sa porte d’entrée.

« Police ! », gronde une voix insistante.

Quoi ? la Police ? Par l’œilleton, il aperçoit une procession de groins en gilets pare-balles.

Parmi les porteurs de masques de protection contre le virus, Christophe Picard repère deux catégories : les groins, pas nécessairement munis de coques avec valves, dirigent, instruisent les autres, les trompent souvent, ont une face cartilagineuse dure, propice au fouissage, et les museaux bleus, petites souris laborieuses qui se pressent dans les transports en commun, bossent à plusieurs dans des locaux peu aérés, au risque d’attraper le Covid-19. Christophe Picard, bien qu’il soit retraité à présent, s’identifie davantage à ces derniers. Au premier coup frappé à la porte, il s’empresse d’enfiler son masque comme s’il s’agissait d’un rappel à l’ordre. Il finit par ouvrir, non sans crainte que cela soit le virus lui-même qui s’invite chez lui, et se trouve immédiatement plaqué ventre contre le mur, palpé, menotté.

Il pense à la jeune Laura, au mal qu’il a fait. Ne traverse pas le miroir qui veut. Et pourtant c’est elle qui l’a provoqué ! Comment cette maudite correspondance sur internet a-t-elle pu faire irruption dans la réalité ? Ah ! s’il pouvait encore tout déplacer dans la corbeille, cliquer sur supprimer ; mais il est trop tard, l’écran, ce miroir réfléchissant la solitude, s’est imposé à lui depuis trop longtemps. Bien avant le confinement. Alors oui, pourquoi pas ? s’inscrire sur des sites de rencontre, garder l’espérance, l’excitation !

Un groin en civil lui brandit au visage une carte au bandeau bleu blanc rouge où il est mentionné son appartenance à la Bri, Brigade de recherche et d’intervention ; Christophe Picard met le nez dessus, sans comprendre ; l’esprit ailleurs, entre deux mondes et obsédé à l’idée de n’avoir pu déplacer ses scories dans la corbeille du réel.

Les groins filent dans l’appartement, mettent tout sens dessus dessous, vêtements, papiers, linge sale... tandis que la radio, toujours allumée dans la cuisine, n’en finit pas de cracher sur France-info les mêmes chiffres : hausse des cas d’incidences du Covid-19, quinze mille cas, loin des cinq mille espérés par l’exécutif pour desserrer l’étau du confinement à l’approche de Noël. où va-t-on ? La deuxième vague ne décroît plus ! s’écrie un quidam interviewé dans la rue. Christophe se le demande aussi à titre personnel. Que m’arrive-t-il ? d’un confinement à une incarcération possible, suis-je condamné au chef d’accusation d’une infraction sur internet ? Tout semble irréel depuis le début. Passe encore s’il pouvait définir ce « début », mais l’imaginaire est un océan où il s’est noyé et le temps intérieur distendu à l’infini. aussi devient-il indispensable de se plonger à nouveau dans la foule, de recouvrer la mémoire courte des gens ; et cela tombe bien, on va l’emmener loin de ses quatre murs où il se cogne la tête depuis plus d’un mois. En moins de temps qu’il ne faut pour le dire, son ordinateur et son téléphone portable sont réquisitionnés. Il n’a pas l’occasion de poser une seule question que déjà on le pousse dans l’escalier.

— Hé, attendez, s’écrie-t-il, je n’ai pas fait mon autorisation de sortie !

Mais dans la précipitation, la bousculade, l’humour ne passe pas. En bas de l’immeuble, une voiture de police l’attend, il entrevoit par-dessus la portière les groins caparaçonnés de cuir et de métal qui montent dans un fourgon comme des figurines dont on ne se sert plus et que l’on range dans une boîte.

Il entend confusément une radio : « suspect arrêté, retour au 36... » il n’entend pas la suite, perdue dans un grésillement cafardeux continu. les groins foncent vers les Batignolles, les rues sont vides, le deux-tons aimanté sur le toit de leur véhicule de police est muet comme les quelques travailleurs matinaux croisés à la Porte de Clichy. le quartier général de la PJ est bientôt en vue : une façade qui ondule de plaques bleu blanc, semblable à un tableau impressionniste : « reflets sur l’eau ». l’art s’arrête là, comme une bonne intention d’architecte toujours ratée, et la vie reprend son cours, indigente, bourrée de virus, songe-t-il, le souffle court, avant de sortir manu militari dans un parking. Un courant d’air glacé le surprend, les menottes dans le dos lui blessent les poignets mais paradoxalement cette douleur en le rapprochant intimement de lui-même lui fait du bien.

Une petite escorte guidée par un policier de l’état-major le conduit en premier lieu à la police scientifique. Après trois-quarts d’heure d’attente, une policière procède aux relevés d’empreintes décadactylaires et palmaires ainsi que l’ADN au moyen d’un coton-tige dans sa bouche amère. Un autre équipage policier le conduit ensuite par un ascenseur dédié, au cinquième étage où s’alignent les cellules de garde à vue. on lui dit d’attendre là.

Une cellule qui ressemble à une chambre d’hôtel ibis première catégorie. Tout est propre, plastique, un bat-flanc sépare l’habitacle des toilettes en inox, tout brille, les banquettes sont pour quatre personnes mais il est seul. Selon toute vraisemblance, il est bon pour y rester la nuit. Un peu stupidement, mais n’est- il pas stupide depuis des années déjà, et davantage encore depuis qu’il est à la retraite ? Il s’inquiète des messages qu’il ne pourra pas envoyer sur WhatsApp comme il le fait chaque jour avec ponctualité pour entretenir l’illusion qu’il trouvera un jour « la femme de sa vie ».

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10 août 2021 2 10 /08 /août /2021 09:44
ceux que nous sommes

" ceux que nous sommes " de Dorothée Xainte Collection Dépendances

 

 

Prologue

Les pertes humaines de la Première Guerre mondiale s’élèvent à environ 18 600 000 morts dont 9 700 000 militaires et 8 900 000 civils. Pour la France, ce sont 1 400 000 morts dont plus d’un tiers avaient entre dix-neuf et vingt-deux ans. C’est encore 3 514 000 blessés, 600 000 invalides, 300 000 mutilés et amputés, 42 000 aveugles, 15 000 gueules cassées. on compte environ 600 000 veuves et autant d’orphelins. La bataille de Verdun fit à elle seule 306 000 morts et celle du chemin des dames 350 000 morts ou blessés.

On pourrait continuer à aligner des chiffres jusqu’à la nausée. Ils n’ont aucun sens. Ils dépassent ce que notre cerveau est capable de concevoir. Il suffit de savoir qu’un soldat français sur quatre n’est jamais revenu.

Mes quatre arrière-grands-pères ont survécu. L’un habitait la zone occupée et les trois autres étaient sur le front. Cette résistance aux statistiques m’a intriguée. J’ai cherché à savoir qui ils étaient, tenté d’imaginer leur retour au sens propre et figuré dans leurs villages, auprès de leurs femmes, dans leurs familles. que signifie retrouver une vie normale après quatre années de guerre ?

C’est l’histoire d’hommes et de femmes simples, de condition modeste. une génération à laquelle rien n’a été épargné : guerre, crises sociales et économiques, pandémie.

Ce sont mes arrière-grands-parents : ils sont ceux que nous sommes.

 

19 octobre 1918, Somain – département du Nord

Ce matin-là, et pour la première fois de sa vie peut-être, Joseph Defontaine voyait sa confiance en lui vaciller. Avant tout il avait faim, faim comme jamais, même quand adolescent travaillant à la mine, son déjeuner se composait d’un café léger comme une tisane dans lequel quelques morceaux de pain se noyaient. Plus qu’au cours de ces quatre dernières années où l’occupant allemand raflait toute la nourriture si bien que trouver à manger était devenu une préoccupation permanente. Non, depuis trois jours, il n’avait tout simplement rien avalé et était sujet à des vertiges qui l’obligeaient à doser ses efforts. Ces défaillances physiques l’inquiétaient. Il n’était pas très grand mais solidement charpenté, de nature vigoureuse et n’était pas habitué à ce que son corps le trahisse. Cela faisait bien deux ans que ses vêtements d’avant-guerre flottaient ridiculement autour de lui mais il était à présent squelettique, comme menacé de disparition.

Ces dernières semaines, les Allemands étaient pris de folie. Depuis le débarquement américain, ils savaient l’issue imminente et en leur défaveur. Comme un animal sauvage pris au piège, ils se débattaient frénétiquement et mordaient dans toutes les directions. Chaque jour des hommes étaient raflés et partaient, en train ou en camion, soutenir à l’arrière l’effort de guerre allemand. même les mineurs et les cheminots, relativement protégés jusque-là, étaient réquisitionnés et ceux qui s’y opposaient, fusillés. Une campagne massive de sabotage s’était également mise en branle. Le but était la destruction des outils de production dans les mines, les transports, tout ce qui aurait pu contribuer à un redressement économique rapide. On entendait à tout bout de champ des bombes éclater et on ne pouvait rien y faire, seulement essayer de deviner, à la pro-venance du bruit, la cible touchée. L’ennemi avait décidé qu’il ne resterait rien de Somain après son départ.

Joseph avait anticipé la débâcle. Fin septembre, il avait demandé à sa femme Virginie de se réfugier chez son père à la campagne avec les enfants.

— C’est bientôt fini, lui avait-il dit, en la serrant dans ses bras, mais jusqu’à ce que les alliés arrivent ça va être pire que tout ce qu’on a déjà enduré.

— Mais pourquoi tu ne viens pas avec nous ?

— Avec quelques gars, on a décidé de rester. on va essayer de sauver un peu de matériel en le cachant, en l’enterrant même s’il le faut.

— C’est ridicule, dit-elle en haussant les épaules, vous ne pourrez rien faire de plus et puis comment vas-tu faire pour...

— Tu as peut-être raison mais on ne peut quand même pas tous fuir et leur abandonner la ville !

Elle secoua la tête, ce qui fit virevolter quelques mèches de ses cheveux très bruns qu’elle n’arrivait jamais à maintenir correctement en chignon et ses yeux d’un noir mat s’écarquillèrent pour marquer sa désapprobation.

— Et bien dans ce cas, nous restons avec toi !

Il eut ce sourire plein de charme qui, en étirant ses lèvres épaisses, adoucissait ses traits.

— Sois raisonnable ma chérie, la plupart des familles ont été séparées pendant quatre ans, pour nous ce n’est qu’une question de jours, quelques semaines au pire. Je sais que papa veillera bien sur vous et puis Maurice aussi veillera sur toi, hein mon grand ?

Il avait repéré son fils aîné dans un coin de la cuisine qui ne perdait pas une miette de leur discussion. Le garçon d’une dizaine d’années redressa fièrement les épaules. Comme son père, sa forte ossature structurait sa silhouette malgré sa maigreur.

— Tu peux compter sur moi papa, prononça-t-il gravement.

Joseph sourit. Les chiens ne font pas des chats songea-t-il et il pensa à son propre père qui, comme toujours, avait été d’un grand soutien depuis le début de la guerre. À personne d’autre au monde il n’aurait pensé confier sa famille mais son père c’était comme lui-même. Ils se prénommaient d’ailleurs tous les deux Clément-Joseph, le père se faisant appeler Clément et le fils Joseph, ils étaient comme les deux faces d’une même pièce. son père était mineur depuis toujours et son excellente condition physique était un exploit. mais ce n’était pas un mineur comme les autres : il avait par exemple toujours refusé que sa femme travaille à la mine et reculé au maximum l’âge d’entrée de ses enfants. Il ne buvait pas d’alcool et trouvait l’énergie pour faire régulièrement des voyages nocturnes vers la Belgique de grandes valises à la main. Devenu adolescent, Joseph avait compris que son père se livrait à un trafic (dont il ignorait la nature) ce qui lui donnait une petite aisance financière et un peu de liberté et d’indépendance par rapport à son travail. Il avait décidé que son fils ne passerait pas sa vie à la mine et l’avait encouragé dans ses études puis dirigé vers le métier de cheminot, plus protégé et moins pénible. Tous les soirs, après dix ou douze heures de turbin, quand les autres se contentaient de se saouler, il obligeait son fils à étudier. Ah, Joseph gardait un souvenir pénible de ces longues séances où, assis à la table de la cuisine, il devait réviser ses cours pendant que son père lui tournait autour comme un oiseau de proie. Ne l’avait-il pas détesté à l’époque ? Il commença tout de même sa carrière comme mineur et comprit alors de quoi son père avait voulu le protéger. Il avait fini par réussir à se faire embaucher à la compagnie des chemins de fer du nord et, si le métier était dur, ça n’avait rien de comparable avec l’enfer d’une vie passée sous terre.

Ce matin-là, il avait perdu la notion du temps, ne savait même plus quel jour on était. Depuis combien de temps Virginie était-elle partie ? Il avait l’impression d’avoir perdu le contrôle et détestait ça. Tout début octobre, les Allemands avaient débarqué à la gare et réquisitionné tous ceux qui leur tombaient sous la main. Avec quelques autres, il avait réussi à échapper à la rafle et à se cacher. Mais protéger le matériel ? Virginie avait eu raison, c’était vain, ils avaient bien soustrait quelques outils mais est-ce que ça justifiait de risquer sa peau ? Certes, il avait sa conscience pour lui... La belle affaire ! quand les événements s’étaient encore envenimés, il s’était terré comme un rat avec un maximum de provisions et les avait fait durer le plus longtemps possible. Mais depuis trois jours il avait le ventre vide et devait impérativement sortir et trouver à manger. Il régnait ce matin un calme inédit. Ces derniers temps, un boucan permanent lui vrillait les oreilles et les nerfs, se répercutant jusqu’au tréfonds de lui-même. Quand ce n’était pas un nouveau morceau de la ville qui volait en éclats, c’était le lancinant ronronnement des avions de guerre, les déflagrations des bombardements alliés et puis... Ce matin... Plus rien.

 

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