Le gars de la combe Alixe Sylvestre ETT / collection Dépendances
Ma combe
Lol, c’est moi.
Je suis arrivé dans ma combe en automne, il y a trois ans et
j’y suis resté un peu moins d’une année. Une combe c’est un
plateau niché en haut d’un paysage et dominé par des versants
escarpés, les crêts.
Entre combe et tombe, il n’y a qu’une lettre qui change !
Quelqu’un, l’un de ces oiseaux de malheur qu’on croise
quand on est sur la route, m’avait juré que par là... (je ne veux
pas trop préciser pour vexer personne), je trouverais à me planquer,
pas de grands champs labourés, pas de vignes, même pas
de moutons, surtout de la friche et de la roche. Avec de l’eau
qui pisse de partout mais au moins tu peux boire et te laver. Si
tu veux qu’on te fiche la paix, c’est le pied, mais attention de
pas te faire piéger par l’hiver. A partir de cinq cents mètres, ça
neige bien. Pas de station, pas de skieurs de fond, c’est le trou
du cul du diable, mais quand t’as le malheur aux trousses...
Au moins personne pour te piquer ton matos de survie. La
malveillance est la règle dans ce sous-monde-là où je rôdais
alors comme une bête sans collier.
J’avais décidé de m’éloigner de la ville, craignant pour ma
chienne, qu’on me la vole, qu’on lui fasse du mal par pure
cruauté. Certains teigneux n’ont plus que ça, l’envie de taper,
tuer. Ils ont perdu leur humanité. Des fauves. Je n’en étais pas
là. Merci maman !
Je viens d’atterrir à Rochelon-le-Petit, ses maisons à califourchon
sur la côte embroussaillée. La plupart, avec les volets
clos, arborent un panneau à vendre qui date et on se doute que
le site ne fait pas envie à ceux qui ont des sous pour acquérir
une résidence secondaire. Je parcours le patelin, des rues
étroites en sens unique qui débouchent parfois sur une issue
incertaine et souvent sur le ruisseau qui arrose le bled. Un
gros village, enfin moyen, avec une boulangerie, une boucherie
et sans doute autant de chômeurs que d’actifs rémunérés.
Et puis des vioques, méfiants, froussards. Mais j’ai tort sur ce
point, ayant pris l’habitude de généraliser. Je ne réfléchis plus,
je ressasse des clichés morbides. Le prêt-à-penser du SDF : les
autres veulent pas de moi alors moi non plus je ne veux pas
d’eux.
Je viens de me garer, on peut le faire devant la mairie sans
le moindre ticket. Je crapahute jusqu’à la boucherie en laissant
Soie dans la voiture. Soie, c’est moi qui l’ai baptisée, Soie, le
seul amour qui me reste. Ma chienne couine comme chaque
fois que je m’éloigne un instant.
A la boucherie, les clients habituels me lorgnent sans sympathie,
sans hargne non plus, ils observent une sorte de tolérance
douteuse. Je suis mal à l’aise, pas douché depuis trois quatre
jours, je dois puer et ça m’énerve d’en avoir encore quelque
chose à cirer. J’achète le saucisson le moins cher et demande
au boucher des restes pour ma chienne. Le bonhomme à la
grosse bedaine me regarde de travers, je n’obtiens qu’un petit
bout de couenne et un os trop gros. Les bons restes c’est pour
la clientèle, le reste des restes, il préfère le jeter plutôt que me le
filer. Je suis probablement de passage, tant mieux, il ne va pas
s’embêter avec moi. Mais là aussi, j’exagère un peu. La vie sans
filet m’a fait glisser de la prudence à une méfiance chronique.
J’ai la haine et besoin de celle des autres pour la conforter.
A la sortie de Rochelon-le-Petit, j’emprunte (pas sûr que je
penserai à le rendre un jour) un pauvre chemin qui a été goudronné
au moins une vingtaine d’années plus tôt. Une pancarte
en bois vermoulu indique le Grand-Haut, et précise cascade
à trois kilomètres. La chaussée perd vite son revêtement, puis
rétrécit, se troue, se tord et après une série de lacets laborieux,
plonge dans la végétation sans crier gare. Bientôt, les fourrés
cessent de croître et font place à un sol caillouteux, au pied
d’une muraille dentelée, les crêts.
Ma voiture, un break poussif a toussé, puis rendu l’âme,
le raidillon a eu raison d’un moteur mal entretenu qui doit
tourner sans huile depuis trop longtemps. Peut-être qu’un bon
mécano saurait le retaper, peut-être qu’avec des sous on peut
faire des miracles. Je ne suis pas en mesure de chercher un dépanneur
et puis je n’ai plus d’assurance. Par la force des choses,
nous sommes parvenus à l’endroit que mon informateur de
malheur m’a indiqué. Nous, Soie et moi.
C’est donc là le Grand-Haut comme ils l’appellent en bas,
un site pas mis en valeur, sans table d’orientation, dieu merci.
J’entend le bruissement du torrent pas très loin et cela me rassure
car c’est un son vivant. Je découvrirai bientôt la cascade
qui fait plus que chuchoter à une centaine de mètres.
Je pousse la voiture un peu en contrebas, derrière une haie
sauvage piquante, entrelacée de ronces et d’épines, devant un
mur délabré habillé de lierre. Il a dû y avoir là, naguère, un abri,
qui sait, une maison. Je suis arrivé à destination. Nulle part.
Mais avec un curieux sentiment d’être raccord à mon destin.
L’automne tire à sa fin, ras-le-bol de repeindre les feuillages et
tutti quanti, faire le beau pour pas grand monde de passage...
J’ai pris l’habitude de parler aux arbres et ils me répondent
en agitant les branches. Les grandes pour les consonnes, les
petites pour les voyelles. Et des feuilles rougies, il y en a maintenant
plus par terre que sur les branches. Le vent ne se gêne
plus. A cette altitude la température ne me fera pas de cadeau.
Ni à moi, ni à l’autre qui ne me lâche plus avec ses conseils,
bien au chaud à l’intérieur, sous plusieurs couches de peau.
La première nuit, je caille, dans ma caisse, malgré ma chienne
serrée contre moi.
L’autre qui sait toujours tout la ramène. T’as qu’à retourner
du côté de la civilisation, demander de l’aide, les services sociaux,
c’est pas fait pour les chiens. J’y ai déjà goûté, mais ça
ne me dit trop rien de me mettre à genoux. Je suis à l’envers
de moi-même. Un rebelle qui n’a pas les moyens de sa dignité.
J’ai froid, faim et honte. La honte m’est venue récemment.
L’autre me met la pression : t’as qu’à redescendre avant les
grosses gelées, pour survivre. Il a pas tort, n’importe qui de
sensé refuserait de s’enkyster là, dans cette combe paumée.
Je sais bien.
Plus aucune pomme à ramasser dans les vergers. La plupart
des fruits sont pourris. Il me reste encore un sac de noix mais
pas de quoi tenir longtemps. Dans cette contrée, pas de Secours
Catholique ou Populaire à proximité, ni de Restos du
coeur, d’ailleurs encore fermés pour des semaines. Zoner, c’est
une occupation à temps plein, faut choisir, ou bien la ville
avec les aides, de la bouffe par-ci par-là et la manche en désespoir
de cause près d’une église, ou alors la cambrousse, tu as la
paix mais tu peux crever en hiver.
Je sais, je sais.
Ma faim finira par devenir plus forte que la honte. La faim
de la chienne surtout, il faut trouver vite un peu de tune et
c’est pas dans la pleine nature que je vais en dénicher. Il me
reste cinq euros et une boîte de sardines... pas top pour Soie.
Je sais bien.
Des questions, je m’en pose toute la journée et l’autre qui
me donne le tournis avec ses réponses carrées. Il a bossé le
QCM du bien-pensant, ma parole ! Pour finir, avant que me
dégringole dessus une nuit d’arrière-saison poisseuse, je descends
à la boucherie acheter un saucisson avec le solde de mes
économies. Soie et moi, on a trouvé extra celui de la veille.
Aïe ! Il me manque cinquante centimes. Faussement désinvolte,
je demande s’ils peuvent le couper en deux, leur saucisson,
je n’en prendrai que la moitié, ce sera bien suffisant pour
l’entrée de mon repas du soir... La bouchère regarde son boucher
de mari et tranche : c’est bon ! Elle emballe le saucisson
entier dans le papier libellé à leurs deux noms et me le tend
sans prendre ma monnaie, en ajoutant que ça me fera aussi
le plat du jour. Attrape, connard ! Son homme me donne
un autre paquet, quelques bricoles sanguinolentes pour ma
chienne, il se souvient que j’en ai une qui doit être aussi affamée
que moi. Leur gentillesse, du coup, c’est comme une
claque. Une cliente aux cheveux bien blancs vient de sortir
juste derrière moi et m’invite à la suivre jusque chez elle, dans
sa bicoque près de l’église en me faisant miroiter un café et des
croquettes pour le chien. Je lui emboîte le pas, comme dans un
mirage. En lévitation. Sa cuisine est chaude, grâce au poêle à
bois, un blanc comme celui qui a réchauffé mon enfance. On
me fait asseoir et je bois mon café dans un bol posé sur la toile
cirée à fleurs, en y trempant trois petits beurres. Soie engloutit
au moins deux cents grammes de croquettes qui doivent être
périmées depuis la probable mort du chien de mon hôtesse.
La vieille dame ne pose pas de questions. A son âge, elle
possède les bonnes réponses sur les situations évidentes. Elle
me file le reste du paquet de petits beurres et celui de croquettes
également. Ce sont les meilleurs petits beurres de toute ma
vie. Ma bonne fée hausse les épaules. Elle regarde ailleurs, du
côté de la fenêtre, ou de la porte. Putain, je lui fais pitié ! Elle
vient juste de s’acheter une bonne conscience en se délestant
de quelques biscuits et croquettes. Et maintenant, on me prie
de déguerpir. Mamie a son émission de jeux débiles à mater.
Dans les yeux d’Émilie
Le temps que Gauthier aille aux toilettes, Émilie avait fait
le tour du studio et pilé devant le manuscrit posé à côté de
l’ordinateur. Il en avait fait une première impression par précaution.
C’était brut de décoffrage avec les fautes de frappe.
- Pas mal ton roman !
Fine guêpe, Émilie faisait semblant de n’avoir pas repéré les
coquilles ou alors elle avait pigé que c’était du premier jet.
- Pas touche, confidentiel ! Tu le liras quand ce sera en librairie !
On aurait dit que ça l’amusait qu’il vende son propre roman
parce qu’en fait, les libraires n’écrivent pas, d’habitude, se
contentant de vendre les livres des autres ! Sans les lire d’ailleurs,
tellement il y en a ! Des centaines à chaque rentrée ! Six cents,
elle croyait ! Il s’enquit de savoir jusqu’où elle était allée dans
la narration.
- Le début, le bled paumé, la voiture... J’ai adoré la scène à
la boucherie, la moitié d’un saucisson, ça m’a fait marrer ! Le
clebs, tu lui as donné le nom de ta chienne ?
- Oui ça lui fait plaisir, n’est-ce pas Soie ?