Une Meteor pour monsieur Charles
Daniel Konieczka ETT Collection dépendances 144 pages 16,00 €
CHANSON DOUCE
C’était il y a quelques jours. Quand je suis arrivé
avec mon groupe d’enfants il était planté là comme
une cire figée. Ce n’est pas la première fois que je
le trouvais ainsi. C’est tout juste si je n’ai pas dû le
pousser pour qu’il nous laisse une petite place. Visiblement
il voulait se la garder pour lui tout seul, la
petite princesse de Bergheim. Il s’est écarté à regrets,
en claudiquant… Mais je l’ai bien entendu prononcer
ces mots dans un souffle, en se retournant, comme
s’il voulait me prendre à témoin.
« Tous les dragons de notre vie ne sont peut-être
que des …. ».
La fin de la phrase je ne l’ai pas bien entendue.
Ça m’a laissé un peu interloqué. Mais bon, faut
pas trop chercher à comprendre, c’est Charles, monsieur
Charles. Un des gardiens du musée.
« Tous les dragons de notre vie ? »
Il n’est pas ici depuis très longtemps mais il a déjà
sa petite réputation. Un peu bizarre, il faut même
parfois le rappeler à son travail. Bien sûr on peut
s’arrêter devant des oeuvres et se perdre dans leur
contemplation, mais quand la contemplation devient
hypnotique et qu’elle gêne le passage des visiteurs…
Et puis ce n’est pas parce qu’on a le privilège de travailler
dans un musée qu’on peut se permettre de se
servir ainsi directement dans les rayons. Est-ce qu’un
employé de supermarché peut goûter aux pâtisseries
ou aux fruits présentés à l’étalage ? Sûrement pas…
J’ai enfin pu installer les enfants devant la peinture,
le retable de la commanderie des Templiers de Bergheim.
Une de celles qu’ils préfèrent.… Parce qu’ils
y retrouvent leur trio de légende, une princesse, un
dragon et un chevalier. Une licorne serait un atout
supplémentaire.
C’est une légende qui est peinte ici, les enfants
aiment que je la leur raconte.
— Il était une fois un dragon qui vivait dans une
grotte à l’entrée de la ville. Chaque semaine poussé
par la faim il sortait de sa tanière. Il fallait vite le rassasier,
car les flammes qui sortent de sa gueule pendant
ses crises de fureur pourraient bien tuer tout
le monde et mettre le feu à la ville. Au début on lui
donnait deux brebis à manger, ça le calmait. Mais
bien vite tout le troupeau y est passé. La ville allait
être détruite. Le roi a dû prendre une cruelle décision
: son repas hebdomadaire on allait le tirer au
sort, deux personnes à sacrifier pour prendre la place
des moutons. Des jeunes filles ! De la chair tendre et
fraîche. Il les engloutissait toutes crues. Parfois une
seule, plus dodue, lui suffisait. Repu, il s’endormait
comme un lézard au soleil.
Le jour est arrivé où il les avait toutes mangées
les filles du bourg ! Fallait pas le laisser à jeun, le
monstre. Poussé par la foule, le roi a dû se décider. Et
donner la seule qui restait, même si c’était sa fille !
C’est elle qu’on voit là, sur la pierre.
Est arrivé ce qui devait arriver… Croquée toute
crue !
Et bien non, pas du tout. Même pas peur, la princesse !
Regardez ses mains, elle s’apprête à défaire sa
ceinture. Mais non elle ne va pas se déshabiller ! Sa
longue ceinture elle va la passer au cou du dragon et
le ramener en laisse tranquillement dans sa grotte.
C’est plus facile car le dragon est blessé, le chevalier
lui a donné un coup de lance. Mais écoutez-la :
— Tu crois m’impressionner avec ton armure dorée ?
Prétentieux ! Pourquoi l’as-tu blessé ? Range ton
épée ! Avec ma beauté et ma douceur, mes seules armes,
regarde, espèce de brute, j’ai le pouvoir de venir
à bout de tous les dragons du monde, même ceux qui
hantent tes cauchemars. Avec ma ceinture magique,
je peux tous les apprivoiser !
Le Combat de saint Georges et du Dragon, c’est
le nom de cette scène du retable de Bergheim. Mais
saint Georges avec son armure plaquée or a tout l’air
d’un accessoire décoratif superflu.
Le dragon, lui, est assez curieux. En fait c’est un
lézard, le peintre a dû prendre modèle sur celui qui
logeait dans une fissure du mur de son atelier. Mais
il en a gonflé le corps à grand renfort d’injections
d’anabolisants pour en faire une créature qu’il voulait
effrayante. Pour moi, cela reste un gros lézard
placide. Un coup d’épée et il se dégonflerait comme
une baudruche. C’est d’ailleurs le rôle du chevalier en
armure. Mais c’est surtout cette princesse qui attire
tous nos regards. C’est elle qui mène le jeu. Devant
l’autel et ce retable, il y a cinq siècles les Templiers
de Bergheim en restaient pantois. Avoir fait voeu de
chasteté et subir le spectacle d’une telle beauté ! Le
supplice de Tantale… Taille fine, poitrine menue enserrée
dans le velours rouge de sa robe. Comment
suivre l’office religieux sereinement dans ces conditions
? Elle porte une couronne sur ses tresses dorées,
des tresses enroulées elles-mêmes en couronne. Un
mix entre la coiffure de Leia l’héroïne de Star Wars et
celle d’une ex-première ministre ukrainienne.
Bien campée au milieu du tableau, sur une sorte
d’estrade, une pierre plate entourée d’un semis de
petites fleurs, elle se tourne vers nous, elle baisse les
yeux, timide, mais elle nous regarde. Toute en courbes
légères. Un séduisant déhanchement, mais rien
d’aguicheur. Innocente, pudique, candide même. Ses
mains jointes se séparent et s’engagent dans un mouvement
charmant, comme pour une danse. Comment
dire ? Elle me fait fondre. Comme elle faisait
fondre l’acier trempé des moines soldats. Et elle réveille
en moi un petit air oublié, une vieille chanson
qui parlait de biche et de chevalier. Et de loup. Une
chanson douce que chantaient les mamans…
Charles le gardien amoureux, je le comprends.
Moi aussi j’aime les princesses blondes et les chansons
douces. Je sais, on me dit un peu nunuche. Mais
elle est si jolie la princesse de Bergheim.
« Et sa peau est douce,
comme la mousse des bois… »
Et surtout je dois l’avouer, il y a peu, je suis sûr de
l’avoir aperçue dans la vraie vie, la princesse. Elle traversait
d’un pas aérien la rue d’Unterlinden. C’était
bien elle, et sa robe de velours rouge à la taille serrée
par une longue ceinture étincelante. Elle ne s’est pas
retournée. Je n’en ai encore parlé à personne, on se
moquerait de moi. Mais depuis, je rêve de la revoir,
peut-être pourrais-je croiser son regard. Elle est vivante.
Mais ces mots que monsieur Charles m’a jetés à la
figure… Tous les dragons de notre vie ne sont peut-être que ?