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13 janvier 2023 5 13 /01 /janvier /2023 13:10
Le roi père

LE ROI PÈRE  Richard Sourgnes 192 pages Collection Dépendances

 

 

 

1
Une main me secouait l’épaule. Avant même d’ouvrir l’oeil,
j’ai perçu l’odeur de tabac et compris que c’était mon père qui
me réveillait. Puis, j’ai vu le bout brasillant de sa cigarette et la
forme de sa tête découpée dans la pénombre. Penché au-dessus
de moi, il vérifiait si mes paupières s’étaient soulevées. « C’est
l’heure », il a dit, après quoi il a quitté ma chambre en laissant
la porte entrebâillée, pour qu’un peu de la lumière du couloir
arrive jusqu’à moi.
J’avais oublié que nous devions nous lever si tôt. Tel un
automate j’ai quitté la chaleur de mon lit, me suis traîné jusqu’à
la salle de bain et débarbouillé à la va-vite. Retour ensuite dans
ma chambre, où mes vêtements m’attendaient, entassés sur une
chaise : mon vieux jean, tricot de peau, chemise, pull. Voir que
j’avais choisi mon plus vieux pantalon, celui réservé aux travaux
salissants, m’a rappelé la raison de ce réveil en pleine nuit. J’ai
sorti de la penderie ma parka fourrée. Parce que tout de même
on irait jusqu’aux Pyrénées, jusqu’à leur pied, du moins, et
qu’on ne savait pas quel temps il ferait là-bas. Ce qui était sûr,
c’est que nous étions déjà en novembre et que les belles journées
dorées de l’automne étaient loin derrière nous.
Dans la cuisine, mon père achevait une cigarette devant
son bol de café. De l’autre côté de la vitre, le ciel était noir.

L’éclairage de la rue ne pouvait pas grand-chose contre la
nuit, le lampadaire en face de chez nous fonctionnait mal. Il
s’allumait quand ça lui chantait. Les services techniques de
la ville étaient venus plusieurs fois l’inspecter, mais rien n’y
faisait.
Notre cuisine, elle, n’était éclairée que par une ampoule,
celle au-dessus de la gazinière et de l’évier. C’était bien suffisant.
Si ma mère s’en était mêlée, j’ai pensé, elle aurait tout
allumé d’un coup, façon balisage de piste d’aéroport, sans le
moindre égard pour mes yeux encore à moitié endormis. J’ai
mélangé le lait à la poudre de cacao et chauffé le tout sans détacher
mon regard du feu sous la casserole. Ses flammes bleues
m’hypnotisaient.
Je n’ai réagi qu’en voyant la mixture à deux doigts de
déborder. Après l’avoir versée dans mon bol, j’ai sorti du frigo
le beurre et la confiture, puis j’ai coupé en tranches le reste
de pain de la veille. Les unes après les autres, j’ai piqué les
tranches à la pointe d’un couteau et les ai présentées au-dessus
du feu. Parfois une étincelle sautait sur le pain et s’y accrochait
en grésillant. L’odeur de brûlé se mêlait à l’arôme du café et à
celui, plus douceâtre, du chocolat.
Une fois mes tartines confectionnées, je me suis installé à
table en face de mon père, qui tirait ses dernières taffes. Il
était déjà équipé, prêt à partir : salopette bleue délavée, pullover
et, suspendue à son dossier, son éternelle canadienne au
col en fausse fourrure. Sa barbe lui mangeait le bas du visage,
bien que je sente sur lui le parfum de son aftershave Aqua
Velva. C’était son désespoir, de ne pouvoir avoir les joues lisses
d’un premier communiant, même après s’être raclé la couenne
consciencieusement.
Nous n’avons pas parlé. En ce qui me concernait je serrais
les dents ou, pour être exact, mes mâchoires refusaient de se
décrisper, comme si le silence de la nuit me cimentait la bouche.
Je n’étais pas du matin, je supportais mal qu’on m’adresse la
parole tant que mes idées n’étaient pas en place. Et j’avais envie
de croire que chez lui c’était pareil, que c’était un trait que
nous avions en commun, de même que les cheveux frisés et
les poils enkystés de nos jambes qui nous faisaient des cuisses
et des mollets en peau de poulet ; la comparaison s’arrêtant là,
parce que ses jambes à lui étaient fortes, les miennes à peine
plus musclées que des pattes de coq.
« Tu t’es habillé assez chaud ? Ça caille », a-t-il fini par
me demander, arrachant avec difficulté les mots à sa gorge
enrouée. Il n’était pas tout à fait opérationnel lui non plus.
Juste en préchauffage, comme moi.
Dès qu’il a eu vidé son bol il s’est levé. Je me suis dépêché de
l’imiter. Il était sans doute pressé de griller une autre clope, et
cela ne pouvait se faire que dehors, s’il ne voulait pas empuantir
la cuisine et s’exposer aux foudres de ma mère.
Nous sommes sortis. La rue déserte, sous la sombre coupole
du ciel, semblait ne mener nulle part, ou au moins se perdre
dans les ténèbres.
La ville dormait lorsque nous l’avons traversée, direction
route de Perpignan. Les réverbères éclairaient pour rien des
trottoirs vides, et aux carrefours les feux clignotaient orange.
En passant devant les cafés, nous apercevions leurs chaises
encore empilées, ces sortes de chaises dont les pieds obliques
font qu’elles s’emboîtent et qu’on peut les entasser. A peine
avons-nous vu une boulangerie ouverte, son enseigne brillant
au-dessus d’une vitrine éclairée, mais il n’y avait personne
à l’intérieur. Jamais encore je n’avais vu la ville aussi morte.

Première fois que je me levais de si bon matin. Il m’était
arrivé déjà de partir tôt avec mon père, mais jamais pour une
destination aussi éloignée.

 

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