RÊVER GRAND ou l'éloquence de la tomate > Bruno Ricci, collection Dépendances
Formé au Théâtre national de Strasbourg (1989-
1992), Bruno Ricci intègre le Jeune théâtre national
pendant quatre ans. S’en suivront plusieurs créations
sur toutes les scènes nationales de France tant dans le
répertoire classique que contemporain. Il portera ces
créations jusqu’en Chine et en Amérique du Sud. Il est
aussi l’auteur d’un spectacle solo et l’interprète de trois
autres qui connaîtront un grand succès notamment
au Théâtre du Rond-Point à Paris. On le retrouve également
dans plusieurs productions cinématographiques
sous la direction de Costa-Gavras, Jean Becker
et autres, partageant l’affiche avec Gérard Depardieu,
Gad Elmaleh, Kevin Costner ou Tommy Lee Jones
(productions américaines). Il est aussi au casting de
nombreuses séries télévisées. Il se forme aux arts martiaux
en pratiquant assidûment l’aïkido, le tir à l’arc
et le tai-chi.
Rêver Grand ou l’éloquence de la tomate est son
premier texte littéraire.
La dernière image qu’il conserva de sa soeur,
c’était ce bateau quittant la baie de Naples pour
les États-Unis.
Pressentait-il qu’il ne la reverrait qu’une seule
fois, quarante ans plus tard ?
Il resta sur le quai, saluant de la main, jusqu’à
ce qu’il ne vît plus qu’un petit point blanc dans la
brume de chaleur.
Il avait mis ses plus beaux habits pour se rendre
à la ville. Il voulait surtout que sa soeur garde en
mémoire une élégante image de lui. Pas celle du
paysan qu’il était, vêtu de la même veste élimée,
couvrant un pantalon tenu par une ficelle, surplombant
des chaussures sans forme.
Le chemin de retour se fit de la même manière
qu’à l’aller, en bus. Cinq heures étaient nécessaires
pour parcourir les cent quatre-vingts kilomètres,
dont cent étaient des lacets qui demandaient
adresse et prudence, pour rejoindre le village accroché
à la montagne de façon pittoresque.
Les routes étaient si étroites et pentues qu’elles
interdisaient de passer la deuxième vitesse sur une
grande partie du trajet.
La température estivale mêlée aux gaz d’échappement,
dont une bonne partie restait à l’intérieur
de l’habitacle, rendait le voyage nauséeux.
Le front contre la vitre, dans un mélange de
sentiments allant du désespoir à la solitude en
passant par la colère et l’impuissance, il pensait
à sa soeur voguant vers l’inconnu, entassée avec
d’autres dans une cabine sans hublot.
Elle, elle avait eu ce courage-là !
Cette pensée était une torture le renvoyant à
sa propre inertie. Prendre une décision radicale
n’était pas encore à sa portée.
Pour étouffer l’angoisse naissante, il sortit son
sandwich et l’avala sans appétit.
Regardant défiler un paysage de conifères et de
champs inclinés, il essayait de trouver des réponses
à son immobilisme et à son acceptation.
Avec bon sens, il se demandait si l’on naît pour
ne suivre qu’un seul chemin sans vérifier si c’est
le bon.
Jusqu’où doit-on subir et quand doit-on agir ?
Les virages s’enchaînaient comme des vagues le
rapprochant toujours plus de l’endroit qui lui devenait
insupportable par ce qu’il lui infligeait.
Il n’avait pas décidé de naître là mais il déciderait
de l’endroit où il mourrait. C’était un désir,
profond certes, mais pas encore assez violent pour
qu’il devienne réalité.