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25 juillet 2022 1 25 /07 /juillet /2022 11:15
C'était à chaque fois un petit vertige

C'était à chaque fois un petit vertige suivi de La Czardas de Monti par Daniel Konieczka

Deux récits teintés d'humour et de nostalgie sur le fil de l'Histoire et de ses bouleversements

 

1964, septembre
- Ich möchte, dass du mir eine kurze Nylonhose
schickst..
. Je voudrais que tu m’envoies une culotte
en nylon.
Jusque-là ça l’amusait plutôt, la babcia, mais elle
s’arrêta net à cette phrase, choquée ! La carte lui en
tombait des mains.
- Co to za dziewczyna ? ! Mais qu’est-ce que c’est
que cette fille ? !
La carte postale qu’elle me traduisait à haute
voix, je l’avais reçue le matin même. Signée « deine
Marianne
». Ça, je l’avais compris tout de suite,
le « deine ». Ce seul mot suffisait et ça bondissait à
l’intérieur. « Ta Marianne. » Je ne me lassais pas de
le relire. Mais pour tout le reste du texte, une aide
était indispensable. Il fallait s’adresser à la personne
qui savait, la babcia, la grand-mère. Quitte à dévoiler
tous mes secrets.
Elle parlait trois langues, la grand-mère. Celle de
son pays de naissance, celle de sa patrie de coeur – la
Pologne dont elle ne foulera jamais le sol – et celle de
son pays d’accueil, si cette expression est réellement
acceptable.
Née en Allemagne en 1900 à Bochum, elle y avait
passé toute sa jeunesse. Jusqu’à y fabriquer des obus.
Elle racontait le passage majestueux des Zeppelin audessus
de sa ville. Une vie heureuse, dans un quartier
grouillant de vie laborieuse et joyeuse. Une petite
photo aux bords joliment dentelés la montrait la
grand-mère, à 17 ans, debout dans l’usine, jeune et
fière, avec d’autres ouvrières en blouses grises, parmi
des empilements de cylindres de métal brillant. Tout
ce qui allait être envoyé sur la tronche des autres, là,
de l’autre côté de la frontière.
Elle était arrivée en France au début des années
vingt, pas de son plein gré. À Toul, Ellis Island français.
Une migrante, comme on dit maintenant. Un
petit tour lugubre du côté du charbon du Nord dont
ils s’étaient vite échappés, une tentative vers les tulipes
hollandaises qui n’avaient pas voulu d’eux, et une
arrivée dans ce petit village lorrain, baluchon posé
définitivement. Tout près des territoires anciennement
annexés. Elle allait régulièrement y faire quelques
achats pour y retrouver le goût de ses 16/18
ans dans les bouchées de Pumpernickel. Au retour,
souvent elle répétait, songeuse : « Q uand j’habitais
en Allemagne, les Allemands étaient beaux et sveltes,
pourquoi sont-ils si gros maintenant ? » Elle qui avait
connu la grande ville se montrait d’ailleurs assez méprisante
avec les autochtones, les quelques paysans
lorrains du village – Français de souche – dont les
fermes dès les années vingt avaient été phagocytées
par la construction de maisons sortant toutes du
même moule pour loger la masse d’arrivants d’Italie
et de Pologne. Ils avaient des manières de rustres sans
culture, ces Français.
- Une culotte en nylon, à 14 ans ? Co to za dziewczyna
?!
Mais qu’est-ce que c’est que cette fille !
Elle se trompait la babcia, future groupie de Jean
Paul II, rien d’immoral dans un boxer-short.

 

 


2018, décembre, Varsovie
Des centaines, des milliers de carpes nageaient en
rond, depuis des heures, blotties les unes contre les
autres, tournant lentement dans le sens des aiguilles
d’une montre. Un morne manège en attente du sacrifice.
Certaines offraient déjà leur ventre. Des étals
étaient couverts de ces poissons tranchés cette fois en
quartiers sanguinolents à l’intention de familles plus
modestes. On approchait de Noël. Une grande piscine
gonflable de plastique bleu était installée dans
l’immense supermarché proche du quartier Zoliborz
– du français Joli Bord – où nous logions.
Henri, mon ami peintre, avait décidé d’aller rendre
visite à sa fille en séjour Erasmus à Varsovie. Et
comme je parlais un peu la langue du pays je l’avais
accompagné.
À Zoliborz, notre logeuse nous avait conseillé un
petit restaurant typique, avec son décor de bois sombre
et son odeur entêtante de tabac froid, typique des
années cinquante, qui était devenu pour ces quelques
jours notre port d’attache. Le Zywiciel : les portraits
et les textes encadrés sur les murs du restaurant racontaient
l’histoire de ce nom et du lieu, intimement
lié à un événement historique, l’insurrection de Varsovie.
Après nos longues marches à travers la ville
dans le froid humide de l’hiver nous retrouvions le
havre du Zywiciel. C’était un véritable réconfort de
s’attabler devant un tartare de hareng accompagné de
concombres au sel, suivi d’un plat de pierogi, le tout
arrosé d’une Zywiec pression. Henri, lui, restait fidèle
à son allemande Paulaner.
Nous avions besoin de ce réconfort. Varsovie en
décembre était peu accueillante. Il était bien caché
le charme slave. Le centre ancien reconstruit cartonpâte.
Et les artères principales sans attrait, les mêmes
leurres qu’à Strasbourg, Montpellier ou ailleurs. La
consommation. La ville s’occidentalisait à grande vitesse.
La fille de mon ami qui vivait en coloc nous
avait entraînés dans les lieux qu’elle fréquentait. Un
matin, elle nous avait conviés à un petit déjeuner
dans un sous-sol meublé de canapés défoncés. Un
café « hard punk » atrocement bruyant et inconfortable.
Le top de la jeunesse varsovienne branchée.
Nous en étions restés littéralement sur notre faim.
Henri, qui n’était pourtant pas toujours exemplaire,
montra quelques signes d’inquiétude. De ses études
européennes Pauline aurait-elle surtout intégré le
shoot de Wyborova ?
Pour ce court séjour, au gré des promenades, nous
allions à la découverte. Étouffante, l’histoire. Les
musées d’art, ce serait pour l’étape allemande prévue
au retour.
Au terme d’un long cheminement sous les branchages
dénudés d’une forêt sauvage en pleine ville
entre les stèles de l’ancien cimetière qui, étrangement,
étaient toujours debout, nous découvrîmes, dans le
silence, le monument à Janusz Korczak menant sa
procession d’enfants.
Un malaise me gagnait. Il y avait bien sûr toute
cette horreur de l’histoire, mais une question plus
intime m’oppressait. Malgré mon nom, et mes origines,
j’avais du mal à me reconnaître dans ce pays.
Je lui en voulais à cette Pologne, mère indigne,
incapable au début du siècle précédent de nourrir
ses enfants forcés à l’exil. Et aujourd’hui gouvernée
par des culs bénis rétrogrades. Mes grands-parents et
mes parents n’y avaient jamais remis les pieds. Je me
sentais, définitivement, d’ailleurs. On m’avait dit un
jour que la racine de mon patronyme indiquait que
j’étais « homme des confins ». Une analyse étymologique
approximative, peut-être. Mais ça m’arrangeait
bien, surtout, d’être de nulle part...
Notre déambulation nous avait conduits dans un
quartier parfaitement sinistre. Un alignement sans
âme de bâtiments jaunasses. Sans âme qui vive. Et le
froid et la pluie. Aucune indication, aucun panneau
de signalisation. Et pourtant, d’après le plan, nous
étions tout près de...
Avec mon polonais hésitant je me suis approché
vivement d’un homme pressé qui sortait d’un immeuble.
- Nous cherchons un lieu, vous savez ? Celui où les
juifs ont été regroupés pour leur départ ?
L’homme m’a regardé silencieusement, avec un
grand sourire. Un sourire glaçant.
Il avait très bien compris la question.
Peut-être ne savait-il pas qu’il vivait à quelques dizaines
de mètres des rails de la Umschlagplatz ?
Bien sûr qu’il savait, cet homme.
Son sourire nous laissa sans voix.
Il était temps de prendre le chemin du retour.

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