La femme au chien jaune Alixe Sylvestre ETT / Dépendances 213 pages 19,00 €
Chapitre un
Comme chaque matin, quelle que soit la saison et les grimaces du temps, Irène sort le chien, Icare, un Golden Retriever au poil jaune. Il connaît le chemin qu’ils vont emprunter, lui et sa maîtresse. Suivre seul l’itinéraire jonché de feuilles écrasées qui longe tranquillement le canal, l’animal en serait capable, sachant d’instinct quand il est temps de faire une halte avant de s’en retourner à la maison, mais les chiens aiment la compagnie. Celui-ci en particulier. Une longue affection le lie à sa maîtresse. Son chien. Elle l’a désiré et choisi... Tu t’en occuperas. Richard n’en voulait pas. Quand on sera en retraite... le boulet, dès qu’on voudra s’échapper ! Son mari n’est pas très voyageur, il l’avait été, pourtant, à l’époque où elle était tombée amoureuse de lui. Cet homme bien bâti portait alors des jeans larges qui donnaient de l’ampleur à ses pas. Le temps rabote les rêves. Rien de bien méchant. Chaque jour est un peu moins quelque chose. Elle l’a écrit dans son carnet d’haïkus.
Richard a trouvé la parade en s’aménageant un atelier d’ébéniste, il dispose ainsi des outils appropriés pour gommer les aspérités de son temps libre et se creuser des retranchements à la gouge.
L’animal chéri trotte devant elle, et de temps à autre s’arrête pour la consulter du regard. Oui, avance, Icare ! L’hiver veut en finir. La froidure relâche son étreinte. Les oiseaux de mars répètent déjà leur partition, crevant le silence pesant des mois précédents.
A peine coiffée, irène se contente, le matin, de passer ses cheveux châtain clair mi-longs dans un chouchou noir et de se glisser dans un jean ordinaire, plus confortable que seyant, qui succède à un pyjama douillet informe. Une doudoune beige qui va avec tout complète sa tenue. jamais de survêtement, ça lui rappellerait les interminables séances de sport au lycée dans un vieux gymnase qui sentait la sueur.
Pour la promenade du soir, c’est le haut qui varie, pas de doudoune, l’enveloppe se fait plus légère, surtout aux beaux jours. Mais le jean encore, l’élastique toujours et ses sempiternelles baskets Qu’importe ! C’est l’intérieur qui compte, ce qu’on a dans le cœur ! Elle y croit fermement. Son regard franc, ses yeux très bleus, donnent directement sur le ciel de son enfance.
Le pavillon pas vraiment coquet où elle vivote en bonne intelligence avec Richard depuis une trentaine d’années, se blottit dans un lotissement calme mais dépourvu de la moindre originalité, à l’extrémité de la bourgade de M. Le-Château dont le charme tient tout entier dans une vieille église au clocher dodu recouvert de tuiles vernissées et surtout, les vestiges consolidés du château médiéval qui lui donne son nom.
La balade bi-quotidienne de la femme et du chien ne souffre pas de détour. Comme dans sa vie, le circuit est tout tracé. Le duo traverse le pont de pierre aux trois arches qui enjambe la rivière, poursuit, passe sur l’autre pont plus court et plus neuf qui enjambe le canal. Celui-ci donne l’occasion à deux fleuves de se rejoindre, l’un va au nord, l’autre plus chanceux, file au sud. Dans le nord-est de la France, il est d’humbles sites verdoyants dont la caractéristique est la paix. Les gens qui y nichent se sont faits à l’idée qu’on ne leur dira jamais : Vous en avez de la chance d’habiter là-haut !
M. Le-Château est assis sagement au bord du canal du Rhône au Rhin. une chance, cette voie d’eau, possibilité de désenclavement, mot magique dans la bouche des élus. Le petit port aménagé par la municipalité permet d’accueillir au moins une quinzaine d’embarcations, des péniches reconditionnées pour le loisir, des bateaux de tailles diverses qui pourraient aussi bien naviguer en mer. Avec à leur bord, des marins d’eau douce ayant fait le choix rassurant du canal. Souvent des gens de l’âge d’irène, le troisième. Couples de retraités qui concluent leur vie conjugale par ce périple sans but mais sans risques sur ces voies navigables qui découpent les campagnes. Le rythme des écluses qui freinent le voyage, est accordé à ce tempo au ralenti qu’est devenue leur existence.
Naviguer de conserve avec le conjoint, Irène se serait bien laissé tenter par l’aventure, mais il aurait fallu que ce soit lui qui prenne l’initiative. Elle craint un peu l’eau. La terre ferme sous ses pieds la rassure. Une évidence héritée de ses ancêtres sédentaires, qu’elle n’a jamais remise en cause.
Depuis la berge, elle prend plaisir à regarder les rêves des autres glisser devant elle. irène le connaît par cœur, le port, détectant tout de suite le dernier navigateur arrivé par hasard ou par économie dans ce bout du monde ; elle repère celui qui va partir et oublie vite ceux qui l’ont quitté sans un au revoir. Le séjour n’est pas cher ici. Comme le prix du mètre carré.
Grâce au chien, le contact est facile à établir avec les étrangers. Réservée, Irène ne s’autorise jamais le premier pas... après un verre, elle va se dégeler, prévient son mari en s’adressant à leurs invités - quand ils en ont - ce qui est devenu rare.
La dernière fois qu’ils s’étaient trouvés en mode réception, c’était chez leurs amis, Helena et Francis. Des ex-collègues à Richard. ils parlaient entre eux du lycée comme s’ils y étaient encore, propos complices d’anciens combattants de l’éducation, cette entreprise harassante qui consiste à fourguer un bagage à des élèves pressés de reprendre leur voyage culturel perso via internet. Dans ces circonstances, coite sur le canapé, l’épouse s’en tenait à un petit silence poli ponctué d’acquiescements divers. On ne lui accordait pas vraiment d’intérêt, elle qui avait dispensé son tout petit savoir dans le primaire, malgré une voix qui ne portait pas... Trop effacée à l’oral selon ses bulletins scolaires. Les années à venir risquent de la gommer davantage encore si elle n’y prend garde.
ici sur la berge, chaque matin et chaque soir, elle est l’événement qui passe. La sédentaire qui les envie... eux les aventuriers ! Ils ont des histoires qu’ils croient impressionnantes à raconter et elle se prête avec gentillesse au jeu.
Gérard et Liliane s’attardent durant le gros de l’hiver dans ce port tranquille doté de toutes les commodités pour pas plus cher que s’ils étaient à la maison. Ces gens-là ont fait leur calcul. Quand Irène arrive, précédée de son chien jaune, ils se tiennent sur le pont, ou bien la conjointe astique pendant que lui, en position dominante, lit le journal local. Le matin, ils sont cachés à l’intérieur, on entend la radio depuis la rive. Les informations. ils ne font pas de commentaires. L’actualité tombe comme la grêle. Ils n’y peuvent pas grand chose. Ils se sont extraits du déroulement des choses, ici et plus loin. Bientôt le départ... c’est la teneur de l’échange. On se rend compte qu’on a de moins en moins envie de bouger ! Ce soir, ils seront sans doute en courses, comme tous les lundis, avant aussi, à terre, ils faisaient les courses ce jour-là, l’entame de la semaine.
Plus loin, séjourne Christophe, l’homme de la Cassiopée. Sa péniche a transporté naguère des marchandises d’en haut vers la Méditerranée. La peinture blanche est un peu écaillée, comme le trait bleu qui souligne toutes les ouvertures. A la proue, une tête de femme avec de longs cheveux figés dans un vent éternel. Autour d’elle, un semis d’étoiles bleues. C’est de loin et pour le moment, la plus originale de toutes les em- barcations. L’homme est arrivé avec l’arrière-saison et n’a plus bougé. Seul à un âge où le corps a encore ses fringales. Moins de cinquante... mais un peu plus de quarante tout de même. Un beau grand brun aux yeux de châtaigne. Cela fait près de trois mois et il est toujours là. Le mystère intrigue Irène. Elle s’en est ouverte à son amie Marielle qui a tout de suite flairé là-dessous une affaire de cul. Il a une poule dans le patelin ! T’as qu’à lui demander ! Les questions frontales, ce n’est pas le mode de conversation qu’Irène affectionne.
Christophe garde des restes pour Icare. il a eu un Golden Retriever, il y a longtemps. C’est d’abord du chien mort qu’il a parlé, puis du chien quand il vivait. Le même exactement que le vôtre. Je l’emmenais partout... Danette, à cause de la couleur. Celle de vos cheveux d’ailleurs ! Elle avait souri. il a fallu tout l’hiver, une succession de micro-conversations, de cafés ponctués de silence pour qu’elle se laisse apprivoiser, bien plus lentement que le chien.