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10 août 2021 2 10 /08 /août /2021 09:44
ceux que nous sommes

" ceux que nous sommes " de Dorothée Xainte Collection Dépendances

 

 

Prologue

Les pertes humaines de la Première Guerre mondiale s’élèvent à environ 18 600 000 morts dont 9 700 000 militaires et 8 900 000 civils. Pour la France, ce sont 1 400 000 morts dont plus d’un tiers avaient entre dix-neuf et vingt-deux ans. C’est encore 3 514 000 blessés, 600 000 invalides, 300 000 mutilés et amputés, 42 000 aveugles, 15 000 gueules cassées. on compte environ 600 000 veuves et autant d’orphelins. La bataille de Verdun fit à elle seule 306 000 morts et celle du chemin des dames 350 000 morts ou blessés.

On pourrait continuer à aligner des chiffres jusqu’à la nausée. Ils n’ont aucun sens. Ils dépassent ce que notre cerveau est capable de concevoir. Il suffit de savoir qu’un soldat français sur quatre n’est jamais revenu.

Mes quatre arrière-grands-pères ont survécu. L’un habitait la zone occupée et les trois autres étaient sur le front. Cette résistance aux statistiques m’a intriguée. J’ai cherché à savoir qui ils étaient, tenté d’imaginer leur retour au sens propre et figuré dans leurs villages, auprès de leurs femmes, dans leurs familles. que signifie retrouver une vie normale après quatre années de guerre ?

C’est l’histoire d’hommes et de femmes simples, de condition modeste. une génération à laquelle rien n’a été épargné : guerre, crises sociales et économiques, pandémie.

Ce sont mes arrière-grands-parents : ils sont ceux que nous sommes.

 

19 octobre 1918, Somain – département du Nord

Ce matin-là, et pour la première fois de sa vie peut-être, Joseph Defontaine voyait sa confiance en lui vaciller. Avant tout il avait faim, faim comme jamais, même quand adolescent travaillant à la mine, son déjeuner se composait d’un café léger comme une tisane dans lequel quelques morceaux de pain se noyaient. Plus qu’au cours de ces quatre dernières années où l’occupant allemand raflait toute la nourriture si bien que trouver à manger était devenu une préoccupation permanente. Non, depuis trois jours, il n’avait tout simplement rien avalé et était sujet à des vertiges qui l’obligeaient à doser ses efforts. Ces défaillances physiques l’inquiétaient. Il n’était pas très grand mais solidement charpenté, de nature vigoureuse et n’était pas habitué à ce que son corps le trahisse. Cela faisait bien deux ans que ses vêtements d’avant-guerre flottaient ridiculement autour de lui mais il était à présent squelettique, comme menacé de disparition.

Ces dernières semaines, les Allemands étaient pris de folie. Depuis le débarquement américain, ils savaient l’issue imminente et en leur défaveur. Comme un animal sauvage pris au piège, ils se débattaient frénétiquement et mordaient dans toutes les directions. Chaque jour des hommes étaient raflés et partaient, en train ou en camion, soutenir à l’arrière l’effort de guerre allemand. même les mineurs et les cheminots, relativement protégés jusque-là, étaient réquisitionnés et ceux qui s’y opposaient, fusillés. Une campagne massive de sabotage s’était également mise en branle. Le but était la destruction des outils de production dans les mines, les transports, tout ce qui aurait pu contribuer à un redressement économique rapide. On entendait à tout bout de champ des bombes éclater et on ne pouvait rien y faire, seulement essayer de deviner, à la pro-venance du bruit, la cible touchée. L’ennemi avait décidé qu’il ne resterait rien de Somain après son départ.

Joseph avait anticipé la débâcle. Fin septembre, il avait demandé à sa femme Virginie de se réfugier chez son père à la campagne avec les enfants.

— C’est bientôt fini, lui avait-il dit, en la serrant dans ses bras, mais jusqu’à ce que les alliés arrivent ça va être pire que tout ce qu’on a déjà enduré.

— Mais pourquoi tu ne viens pas avec nous ?

— Avec quelques gars, on a décidé de rester. on va essayer de sauver un peu de matériel en le cachant, en l’enterrant même s’il le faut.

— C’est ridicule, dit-elle en haussant les épaules, vous ne pourrez rien faire de plus et puis comment vas-tu faire pour...

— Tu as peut-être raison mais on ne peut quand même pas tous fuir et leur abandonner la ville !

Elle secoua la tête, ce qui fit virevolter quelques mèches de ses cheveux très bruns qu’elle n’arrivait jamais à maintenir correctement en chignon et ses yeux d’un noir mat s’écarquillèrent pour marquer sa désapprobation.

— Et bien dans ce cas, nous restons avec toi !

Il eut ce sourire plein de charme qui, en étirant ses lèvres épaisses, adoucissait ses traits.

— Sois raisonnable ma chérie, la plupart des familles ont été séparées pendant quatre ans, pour nous ce n’est qu’une question de jours, quelques semaines au pire. Je sais que papa veillera bien sur vous et puis Maurice aussi veillera sur toi, hein mon grand ?

Il avait repéré son fils aîné dans un coin de la cuisine qui ne perdait pas une miette de leur discussion. Le garçon d’une dizaine d’années redressa fièrement les épaules. Comme son père, sa forte ossature structurait sa silhouette malgré sa maigreur.

— Tu peux compter sur moi papa, prononça-t-il gravement.

Joseph sourit. Les chiens ne font pas des chats songea-t-il et il pensa à son propre père qui, comme toujours, avait été d’un grand soutien depuis le début de la guerre. À personne d’autre au monde il n’aurait pensé confier sa famille mais son père c’était comme lui-même. Ils se prénommaient d’ailleurs tous les deux Clément-Joseph, le père se faisant appeler Clément et le fils Joseph, ils étaient comme les deux faces d’une même pièce. son père était mineur depuis toujours et son excellente condition physique était un exploit. mais ce n’était pas un mineur comme les autres : il avait par exemple toujours refusé que sa femme travaille à la mine et reculé au maximum l’âge d’entrée de ses enfants. Il ne buvait pas d’alcool et trouvait l’énergie pour faire régulièrement des voyages nocturnes vers la Belgique de grandes valises à la main. Devenu adolescent, Joseph avait compris que son père se livrait à un trafic (dont il ignorait la nature) ce qui lui donnait une petite aisance financière et un peu de liberté et d’indépendance par rapport à son travail. Il avait décidé que son fils ne passerait pas sa vie à la mine et l’avait encouragé dans ses études puis dirigé vers le métier de cheminot, plus protégé et moins pénible. Tous les soirs, après dix ou douze heures de turbin, quand les autres se contentaient de se saouler, il obligeait son fils à étudier. Ah, Joseph gardait un souvenir pénible de ces longues séances où, assis à la table de la cuisine, il devait réviser ses cours pendant que son père lui tournait autour comme un oiseau de proie. Ne l’avait-il pas détesté à l’époque ? Il commença tout de même sa carrière comme mineur et comprit alors de quoi son père avait voulu le protéger. Il avait fini par réussir à se faire embaucher à la compagnie des chemins de fer du nord et, si le métier était dur, ça n’avait rien de comparable avec l’enfer d’une vie passée sous terre.

Ce matin-là, il avait perdu la notion du temps, ne savait même plus quel jour on était. Depuis combien de temps Virginie était-elle partie ? Il avait l’impression d’avoir perdu le contrôle et détestait ça. Tout début octobre, les Allemands avaient débarqué à la gare et réquisitionné tous ceux qui leur tombaient sous la main. Avec quelques autres, il avait réussi à échapper à la rafle et à se cacher. Mais protéger le matériel ? Virginie avait eu raison, c’était vain, ils avaient bien soustrait quelques outils mais est-ce que ça justifiait de risquer sa peau ? Certes, il avait sa conscience pour lui... La belle affaire ! quand les événements s’étaient encore envenimés, il s’était terré comme un rat avec un maximum de provisions et les avait fait durer le plus longtemps possible. Mais depuis trois jours il avait le ventre vide et devait impérativement sortir et trouver à manger. Il régnait ce matin un calme inédit. Ces derniers temps, un boucan permanent lui vrillait les oreilles et les nerfs, se répercutant jusqu’au tréfonds de lui-même. Quand ce n’était pas un nouveau morceau de la ville qui volait en éclats, c’était le lancinant ronronnement des avions de guerre, les déflagrations des bombardements alliés et puis... Ce matin... Plus rien.

 

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Published by lireledebut - dans Littérature

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