Éclats d'Éros sous Covid-19
Christian Cogné Collection Borderline
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Christophe Picard a eu à peine le temps de prendre son petit-déjeuner, émergeant d’une nuit agitée lorsque, sous les coups de six heures-trente, il entend qu’on cogne violemment à sa porte d’entrée.
« Police ! », gronde une voix insistante.
Quoi ? la Police ? Par l’œilleton, il aperçoit une procession de groins en gilets pare-balles.
Parmi les porteurs de masques de protection contre le virus, Christophe Picard repère deux catégories : les groins, pas nécessairement munis de coques avec valves, dirigent, instruisent les autres, les trompent souvent, ont une face cartilagineuse dure, propice au fouissage, et les museaux bleus, petites souris laborieuses qui se pressent dans les transports en commun, bossent à plusieurs dans des locaux peu aérés, au risque d’attraper le Covid-19. Christophe Picard, bien qu’il soit retraité à présent, s’identifie davantage à ces derniers. Au premier coup frappé à la porte, il s’empresse d’enfiler son masque comme s’il s’agissait d’un rappel à l’ordre. Il finit par ouvrir, non sans crainte que cela soit le virus lui-même qui s’invite chez lui, et se trouve immédiatement plaqué ventre contre le mur, palpé, menotté.
Il pense à la jeune Laura, au mal qu’il a fait. Ne traverse pas le miroir qui veut. Et pourtant c’est elle qui l’a provoqué ! Comment cette maudite correspondance sur internet a-t-elle pu faire irruption dans la réalité ? Ah ! s’il pouvait encore tout déplacer dans la corbeille, cliquer sur supprimer ; mais il est trop tard, l’écran, ce miroir réfléchissant la solitude, s’est imposé à lui depuis trop longtemps. Bien avant le confinement. Alors oui, pourquoi pas ? s’inscrire sur des sites de rencontre, garder l’espérance, l’excitation !
Un groin en civil lui brandit au visage une carte au bandeau bleu blanc rouge où il est mentionné son appartenance à la Bri, Brigade de recherche et d’intervention ; Christophe Picard met le nez dessus, sans comprendre ; l’esprit ailleurs, entre deux mondes et obsédé à l’idée de n’avoir pu déplacer ses scories dans la corbeille du réel.
Les groins filent dans l’appartement, mettent tout sens dessus dessous, vêtements, papiers, linge sale... tandis que la radio, toujours allumée dans la cuisine, n’en finit pas de cracher sur France-info les mêmes chiffres : hausse des cas d’incidences du Covid-19, quinze mille cas, loin des cinq mille espérés par l’exécutif pour desserrer l’étau du confinement à l’approche de Noël. où va-t-on ? La deuxième vague ne décroît plus ! s’écrie un quidam interviewé dans la rue. Christophe se le demande aussi à titre personnel. Que m’arrive-t-il ? d’un confinement à une incarcération possible, suis-je condamné au chef d’accusation d’une infraction sur internet ? Tout semble irréel depuis le début. Passe encore s’il pouvait définir ce « début », mais l’imaginaire est un océan où il s’est noyé et le temps intérieur distendu à l’infini. aussi devient-il indispensable de se plonger à nouveau dans la foule, de recouvrer la mémoire courte des gens ; et cela tombe bien, on va l’emmener loin de ses quatre murs où il se cogne la tête depuis plus d’un mois. En moins de temps qu’il ne faut pour le dire, son ordinateur et son téléphone portable sont réquisitionnés. Il n’a pas l’occasion de poser une seule question que déjà on le pousse dans l’escalier.
— Hé, attendez, s’écrie-t-il, je n’ai pas fait mon autorisation de sortie !
Mais dans la précipitation, la bousculade, l’humour ne passe pas. En bas de l’immeuble, une voiture de police l’attend, il entrevoit par-dessus la portière les groins caparaçonnés de cuir et de métal qui montent dans un fourgon comme des figurines dont on ne se sert plus et que l’on range dans une boîte.
Il entend confusément une radio : « suspect arrêté, retour au 36... » il n’entend pas la suite, perdue dans un grésillement cafardeux continu. les groins foncent vers les Batignolles, les rues sont vides, le deux-tons aimanté sur le toit de leur véhicule de police est muet comme les quelques travailleurs matinaux croisés à la Porte de Clichy. le quartier général de la PJ est bientôt en vue : une façade qui ondule de plaques bleu blanc, semblable à un tableau impressionniste : « reflets sur l’eau ». l’art s’arrête là, comme une bonne intention d’architecte toujours ratée, et la vie reprend son cours, indigente, bourrée de virus, songe-t-il, le souffle court, avant de sortir manu militari dans un parking. Un courant d’air glacé le surprend, les menottes dans le dos lui blessent les poignets mais paradoxalement cette douleur en le rapprochant intimement de lui-même lui fait du bien.
Une petite escorte guidée par un policier de l’état-major le conduit en premier lieu à la police scientifique. Après trois-quarts d’heure d’attente, une policière procède aux relevés d’empreintes décadactylaires et palmaires ainsi que l’ADN au moyen d’un coton-tige dans sa bouche amère. Un autre équipage policier le conduit ensuite par un ascenseur dédié, au cinquième étage où s’alignent les cellules de garde à vue. on lui dit d’attendre là.
Une cellule qui ressemble à une chambre d’hôtel ibis première catégorie. Tout est propre, plastique, un bat-flanc sépare l’habitacle des toilettes en inox, tout brille, les banquettes sont pour quatre personnes mais il est seul. Selon toute vraisemblance, il est bon pour y rester la nuit. Un peu stupidement, mais n’est- il pas stupide depuis des années déjà, et davantage encore depuis qu’il est à la retraite ? Il s’inquiète des messages qu’il ne pourra pas envoyer sur WhatsApp comme il le fait chaque jour avec ponctualité pour entretenir l’illusion qu’il trouvera un jour « la femme de sa vie ».