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L’alcool lui provoquait des céphalées. Des clous de madrier dans le crâne. Debout au pied du lit, elle fixait avec dégoût l’homme qui s’étalait au travers du matelas. Il n’avait plus rien du type agréable et charmant de la veille. Avec ses fesses blanches dont les poils lui sortaient du cul tel un buisson d’épines, son dos velu pommelé de sueur, et son ventre flasque nourri de déjeuners d’affaires et d’alcool fort. La chair gélatineuse se répandait de chaque côté comme si elle était en train de fondre. A ce régime-là, peu de chances qu’il passe la cinquantaine. Les draps froissés encore humides lui donnaient l’impression d’un nid de serpents en ébullition. Elle aurait bien pris une douche, mais hors de question de réveiller le jeune commercial. Son nom lui échappait. Il avait dû le lui dire. Aucun souvenir, à croire que c’était volontaire.
Le repas avait été agréable, et le vin excellent. Le champagne avait coulé à flots. Il l’avait même séduite avec une certaine finesse, ignorant que les dés étaient pipés. C’était elle qui l’avait accosté, c’était elle qui l’avait emmené dîner, c’était elle qui avait proposé de prendre une chambre, et cela bien avant le dessert. Le jeune cadre était en déplacement professionnel, avec une suite grand luxe à l’hôtel Mercure des Halles. Bien sûr, elle avait rapidement vu l’alliance à son doigt. Pas vraiment son problème, elle n’avait forcé personne. Elle l’avait désiré, elle l’avait même trouvé beau. Fallait vraiment qu’elle ait envie de s’avilir… Mais dès qu’il l’avait fait jouir, par deux fois, et assez bien d’ailleurs, elle avait de nouveau senti ce brouillard corrosif et brutal s’emparer d’elle.
Elle avait chaud, elle avait froid, elle asphyxiait. Son mal au crâne empirait. Le jour se levait et pénétrait par les interstices des rideaux mal tirés. La chambre empestait la transpiration acide et le sperme rance. Ce con lui en avait mis partout. L’image du type à califourchon sur elle en train de se branler lui revint en tête. Un haut-le-coeur. Fallait qu’elle arrête ce genre de conneries. Elle ramassa ses vêtements éparpillés aux quatre coins, enfila sa culotte et son t-shirt en silence. Elle quitta la chambre tout en finissant de s’habiller dans le couloir. L’ascenseur était plein et le hall déjà bondé. On suffoquait, une serre sous un soleil de plomb saturée de désinfectant et de senteurs artificielles. Elle le traversa comme un clandestin à une frontière mexicaine. Cinq heures trente du matin. Paris ne s’éteignait jamais. Elle avait besoin d’une longue marche. Vider son esprit, ne laisser aucun souvenir remonter, aucune image, aucune scène défiler de nouveau. Le sas de sécurité grinça. Le froid et l’humidité la cueillirent violemment. Une légère bruine noyait l’atmosphère. Elle passa son sac en bandoulière, et s’engagea rue de Rivoli.
Cela faisait un an qu’elle était en France, un an tapie dans l’obscurité de la capitale, un an à se fondre dans cette masse informe de gens futiles et superficiels. Ces gens qui étaient nés loin des bombes et des bombardements, qui n’avaient jamais connu la peur viscérale des kamikazes et des attentats, et qui ne s’étaient jamais retrouvés piégés dans un immeuble prêt à s’effondrer, ou face à trois enculés armés de machettes. Ces gens pour qui chaque jour semblait être une fête de fin d’études… Et dont les seules préoccupations se résumaient à toucher leur salaire en fin de mois, la popularité de leur profil sur les réseaux sociaux, ou les résultats sportifs de leur équipe préférée. Les vieux picolaient sec, les jeunes se shootaient à partir de douze ans. Ce monde partait en couille… Elle avait étudié l’histoire dans son enfance. Elle s’était passionnée pour la Seconde Guerre mondiale, et le romanesque ou le romantisme, c’était selon, de la résistance sous l’occupation allemande. Ce combat qu’elle avait toujours cru noble. Le sentiment d’appartenir à un groupe, à une famille, unis dans un même combat. Les liens d’une cause juste, ensemble contre le mal absolu. Survivre, se battre, boire, manger et baiser comme s’il n’y avait pas de lendemain… Parfois, elle oubliait dans quel camp elle se trouvait… Comme sa mère, elle idéalisait.
Paris ne ressemblait en rien à ce qu’elle avait imaginé. Cette ville n’était qu’une vitrine pendant les fêtes de Noël. Devant : la lumière et les strasses. Derrière : des mannequins en plastique animés par des cordes et des moteurs… Une bonne guerre, une bonne oppression, une bonne dictature pour remettre les vraies valeurs en place. Que chacun choisisse son camp. Pas de tiédeur : les salauds d’un côté, les courageux de l’autre. Elle ne supportait pas tous ces moutons de Panurge qui ne vivaient que pour eux-mêmes et leurs plaisirs. Aucune conscience de ce qui se passait à travers le monde. Leur arrogance lui donnait la gerbe et entretenait sa rage. Cette tension électrique qui ne la lâchait pas… Même si bien souvent, au fin fond de ses entrailles, elle enviait leur futilité, leur sourire, leur joie, leur bonheur. Ce bonheur qu’on lui avait arraché. Parfois, elle rêvait de voir cette ville en feu, de la réduire elle-même en cendres, juste pour le plaisir, juste pour qu’ils partagent son incommensurable désespoir. Putain, arrête de délirer ma grande .
La jeune femme traversa la place de la Bastille comme si elle était encore nue, ou dans le viseur d’un sniper. L’immense rond-point était déjà en pleine effervescence. Des hurlements, des cris, des klaxons, l’odeur asthmatique du caoutchouc brûlé. Elle descendit les marches qui la menèrent le long des effluves. Ses mains et ses bras la démangeaient. Ses cicatrices rugissaient, palpitaient. Elle n’était pas contre un peu d’action. Une bonne dose d’adrénaline. Mais le couloir qui longeait les bateaux était vide, pas de dealers, pas de racailles, pas de zombies. Les clochards, elle respectait, pas touche. Arrivée au bout du canal, elle remonta les escaliers usés qui sentaient la pisse et la misère, et se retrouva devant l’Institut médico-légal. Un contrôle de police au carrefour. Pas besoin de tenter le diable et sa cohorte de démons. Elle tourna aussitôt boulevard Diderot pour se retrouver juste devant la gare de Lyon. Le soleil se levait. Trop de monde, trop de témoins, elle ne pouvait tout de même pas provoquer quelqu’un. Résignée, elle sauta dans le premier train pour Boissy-Saint-Léger, direction La Varenne-Saint-Hilaire. Gabrielle s’endormit dans la rame presque déserte. Les trois enculés l’attendaient de l’autre côté.