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7 avril 2022 4 07 /04 /avril /2022 14:41
Le sourire de la boulangère
Le sourire de la boulangère                
Elsa Dauphin ETT collection Dépendances                                                           

 

 

 

 

3 juillet 2011

 

 

 

Maître Fournel,

 

 

Suite à notre rencontre, il me semble opportun de revenir sur certains détails de mon affaire. Les grandes lignes que je vous en ai tracé ne peuvent effectivement suffire à rendre compte de la situation critique dans laquelle je me trouve. J’ai bien compris que les anecdotes ne vous intéressent guère – votre agacement croissait à mesure que je vous racontais mon histoire, m’égarant sans doute un peu trop dans des explications alambiquées que je voulais pourtant précises, et à plusieurs reprises, en m’interrompant, vous m’avez prié d’en venir aux faits : « je n’ai que peu de temps à vous consacrer, monsieur Organd », me répétiez-vous à intervalles réguliers tout en regardant votre montre – mais le comportement de mes voisins et co-indivisaires est au quotidien difficilement supportable, et je me dois de vous en faire part afin que vous preniez toute la mesure de ma condition actuelle et que vous puissiez agir en conséquence.

Comment vous dire, maître, il ne se passe pas une journée sans que je sois dans l’obligation de les croiser. Le village est petit. Imaginez : quelques rues et la grande place du marché, avec son église et ses cafés. Pas un pas, je vous dis, quand je sors de chez moi, sans les rencontrer. Bien sûr, comme vous me l’avez signifié, j’ai fait preuve de bien peu de discernement quand j’ai acheté en indivision et pour moitié cette grande bâtisse dont nous devions nous répartir la surface équitablement. Mais voilà, monsieur et madame Potard occupent l’essentiel de l’espace, et moi une unique pièce d’une quarantaine de mètres carrés sur les trois cents que compte le bâtiment.

Oui, bien peu de discernement, j’en conviens, mais enfin il s’agissait d’amis, de personnes que je connais et côtoie depuis presque trente ans, et en qui j’avais toute confiance. Une naïveté coupable peut-être, et que mon âge – cinquante ans – aggrave sans doute à vos yeux. Pauvre bougre !, sembliez-vous penser en posant sur moi un regard blasé. Mais oui, j’ai accepté leur proposition de nous rendre acquéreurs ensemble d’une bâtisse suffisamment grande pour y établir deux logements séparés et trois ateliers : deux ateliers de peinture pour eux et un atelier de sculpture pour moi. À terme, nous envisagions l’ouverture d’une galerie d’art, un projet de dimension humble où nous-mêmes et d’autres artistes pourrions exposer nos travaux.

J’en ai parcouru des kilomètres pour trouver ce lieu, seul au volant de ma vieille fourgonnette. Des kilomètres dans les campagnes durant tout un automne et tout un hiver, à dormir dans des hôtels miteux au cœur de villages isolés ou dans des complexes préfabriqués en bordure de grands axes routiers ; au pire dans mon véhicule quand je venais à manquer de ressources financières. J’ai poussé la porte de nombreuses agences immobilières et, inlassablement, j’ai répété les mêmes explications ; j’ai visité un nombre incalculable de maisons de village, maisons de maître délabrées, immeubles insalubres, corps de ferme, anciennes gares et usines désaffectées, et même quelques ruines. Mais rien ne convenait à Hervé et Patricia Potard que je tenais au courant régulièrement de mes démarches. Il fallait prospecter encore et encore, et moi qui y croyais à ce projet, personnel et professionnel, j’ai poursuivi les recherches jusqu’à trouver ce lieu, une ancienne tannerie qui avait fermé ses portes depuis bien longtemps, et dont seule subsistait une boutique minable où l’on pouvait encore acheter vestes et pantalons de cuir, tout poisseux de poussière, presque raides de crasse, pendus à des cintres alignés sur des portants métalliques rouillés. Oui, jusqu’à ce que je trouve la perle rare, grande, avec des travaux conséquents, mais d’un prix abordable. Quand j’ai fait part de ma découverte à Hervé et Patricia, ils n’ont pas hésité un instant ; ils ont pris leurs dispositions pour me rejoindre, l’ont visitée avec entrain et ont souhaité signer le compromis de vente dans la foulée, avant de repartir chez eux – une banlieue composée de pavillons tous identiques, collés les uns aux autres et entourés de jardins étriqués –, et préparer leur déménagement.

Tout a été si vite,maître, au point quej’ai eu alors le sentiment que le cours des événements m’échappait. Je n’étais pourtant pas aussi enthousiaste que mes amis. Tout d’abord, les travaux à effectuer étaient colossaux, j’en ai mesuré tout de suite l’importance : de la cave au toit, tout était à reprendre – je ne vais pas vous assommer de détails techniques, mais nous en avions pour de nombreux mois, voire des années pour rendre l’ensemble habitable.

Et il y avait cette cour, grande certes, mais entièrement en béton et qui surplombe la cave, sans un parterre de terre, pas moyen d’envisager un jardin ou quelques plantations – j’ai toujours aimé les jardins –, mais Patricia a balayé d’un revers de main, et avec dédain, mes réticences, arguant que nous mettrions des jardinières de fleurs, des plantes en pots, et que cela irait bien comme ça, d’autant plus que nous étions à la campagne et que si je tenais vraiment à jardiner j’aurais toujours la possibilité de louer un terrain. Mais surtout, il y avait ce monument aux morts accolé à la propriété. Un monument aux morts monstrueux, d’une laideur incommensurable, un monument aux morts énorme pour un si petit village – pas plus de six cents habitants –, même si les deux guerres mondiales et celle d’Algérie avaient fauché, comme partout ailleurs, leur lot de jeunes hommes, mais enfin, une telle construction avec des fioritures ringardes au possible – elle dégage un patriotisme rance et revanchard –, c’était franchement rebutant. Sa laideur était cependant atténuée par deux marronniers plantés de part et d’autre. Des arbres magnifiques, de belle hauteur, de large circonférence, et aux ramures denses qui devaient propager une belle ombre sur la cour en été, et qui donnaient à cet ensemble tout de pierre et de béton une fraîcheur végétale qui sinon aurait manqué cruellement. Les houppiers fournis dissimulaient en partie la construction hideuse et formaient une protection contre les bruits de la rue. Les oiseaux y nichaient et y chantaient. Leur présence m’a incité à mettre de côté mes réserves, et je me suis finalement rangé à l’avis de mes amis – de mes anciens amis plutôt, devrais-je dire –, mais oui, finalement, je suis allé dans leur sens, et j’ai signé.

C’était au mois de février, il y a bientôt deux ans de cela.

Et ce que c’est que le destin ! Car voyez-vous, quelques semaines après notre installation – c’était au mois d’avril –, une entreprise sollicitée par la mairie est venue couper les arbres, ces grands marronniers qui devaient être là depuis plus de cinquante ans. Ils les ont abattus sans aucun état d’âme, bloquant toute la rue pour procéder à ce massacre. Les tronçonneuses ont vibré toute la matinée et sans doute une grande partie de l’après-midi. J’ai regardé les bûcherons travailler durant un moment : tout d’abord ils ont coupé les branches qui tombaient dans le bruissement de leur feuillage et s’accumulaient au pied du monument aux morts comme autant de membres amputés. Puis, ils se sont attaqués aux troncs, et là, je n’ai pas pu rester. C’était comme des grands corps nus, sans défense, qu’on achevait. J’ai pris ma fourgonnette et j’ai roulé jusqu’à la fin du jour, sans but, pour revenir à la nuit tombée. Ce n’est que le lendemain que j’ai constaté le résultat.

Ce vide que laissent les arbres dans le ciel quand ils ne sont plus là !

La raison de cet abattage dont j’ai pris connaissance dans le procès-verbal d’une séance du conseil municipal a fini de m’atterrer. Cela dépassait mon entendement. Ils ont coupé ces arbres magnifiques du fait de leur beauté, de leur grandeur, de l’opulence de leur ramure qui masquait à la vue des passants le monument mortifère. Ils ont coupé les arbres car ils empêchaient la lecture des noms des morts au champ d’honneur. Parce que leurs branches risquaient d’en abîmer les bas-reliefs ringards ainsi que la statuaire doloriste : une femme aux traits compassés tenant dans ses bras un soldat, mort ou agonisant – c’est au choix. Pour finir, il était précisé, dans un jargon administratif qui ne prêtait pas à la contestation, que la mise en œuvre de cette décision devait intervenir le plus rapidement possible du fait des prochaines commémorations, celle du 8 mai en l’occurrence.

Désormais, je dois supporter chaque 11 novembre, chaque 8 mai et chaque 19 mars des discours et des drapeaux, des fanfares et des dépôts de gerbes. Les hommages résonnent dans la cour, pompeusement solennels.

Et c’est étrange, maître, car à partir de ce moment, j’ai eu comme une intuition, celle de m’être perdu. Les faits m’ont d’ailleurs donné raison par la suite.

 

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