La Ronce > MJ Gonand Stuck, Collection Dépendances
Quand j’ai aperçu depuis ma ferme, la fumée puis les flammes dévorer la vieille cabane de Monsieur Zorn, j’ai bondi sur mon téléphone pour appeler les pompiers. Les secours n’ont pas tardé. Mais une construction en bois, ça flambe vite. on a évité de justesse que le feu se propage au bois de La Ronce. Pas âme qui vive sur les lieux d’après le journal.
Cet incendie m’intrigue bien sûr. Par ici, il ne se passe pas grand-chose. À part des accidents de chasse ou des jeunes qui font des conneries avec drogue et alcool en se réunissant dans les bâtiments abandonnés. J’en ai viré une demi-douzaine la semaine dernière de l’ancienne étable de mon cousin. Juste en gueulant et en brandissant ma carabine. Mais à La Ronce, c’est autre chose.
Donc, par simple curiosité, je m’approche dès le lendemain du sinistre. Le toit ne s’étant pas complètement écroulé, je m’introduis à l’intérieur. Ça pue fort le brûlé et les matelas gorgés de flotte répandent une sale odeur de moisi. Je me doutais bien que quelqu’un dormait là de temps à autre. Un soir où j’avais récupéré une vache échappée, j’avais repéré de la lumière là-haut. Je me disais qu’un sans-abri du coin s’y réfugiait. Ensuite ça m’est sorti de la tête. Je suis un fermier très occupé avec ses cinquante bêtes. En plus, à vol d’oiseau, c’est quand même assez éloigné de chez moi.
Revenons-en à ma venue sur les lieux. Y a de quoi être surpris. Le chalet semble aménagé pour y vivre correctement. Il y a même tout un stock de livres sur une étagère. Deux couchages dans la pièce : un en hauteur comme dans les chambres d’enfant d’aujourd’hui, l’autre posé à même le sol. Sur un portant, des vêtements d’homme et de femme. Je doute quand même que monsieur Zorn ait emmené une maîtresse ici. Il n’a pas loin de quatre-vingt-dix ans et on m’a dit qu’il avait des soucis de santé. Normal à cet âge-là. Mais je plaisante bien sûr. Je respecte beaucoup cet homme qui fut mon instituteur au début de sa carrière. C’est grâce à lui que j’ai obtenu mon certificat d’études primaires. Troisième du canton comme on disait à cette époque lointaine.
Un poêle Godin en bon état est installé au fond de la pièce. Voilà sûrement le responsable de l’incendie. Ces engins-là, il ne faut pas les quitter des yeux. Surtout dans un pareil logement. Les gens sont inconscients.
Intrigué, je fouine un peu et me rends compte qu’il s’agit bien d’un vrai lieu de vie. Pas d’un abri occasionnel. Vaisselle, couverts, bassine, linge, bien que noircis et cramés, me le prouvent. Un peu plus tard, je découvrirai derrière la cabane des toilettes rudimentaires. Quelqu’un habitait donc là depuis un bon bout de temps.
Je fouille à nouveau à l’intérieur et finis par découvrir au milieu des bouquins un cahier à petits carreaux d’une centaine de pages. Très humide mais épargné miraculeusement par les flammes. Presque entièrement rempli d’une écriture toute petite et serrée, hyper difficile à déchiffrer pour un vieux comme moi. Avec des dates pour chaque chapitre. Comme je n’ai pas mes lunettes, j’empoche le document secret pour le lire plus tard à la maison. En cachette de ma femme qui est née trop curieuse.
Je n’aurais pas dû. Depuis, les remords m’empêchent de dormir. Pourtant j’ai un bon sommeil, comme tous les gens qui travaillent surtout avec leur corps. Le repos du guerrier de la terre.
Ce sont là des vies, des secrets et des tristesses qui ne me regardent pas. Maintenant, je me demande comment restituer ce cahier de malheur. Et à qui ? Même si je sais qui en est l’auteur. Après mûre réflexion, ça fait une semaine que je me torture le ciboulot, je décide de le remettre au propriétaire des lieux, c’est-à-dire à monsieur Zorn. Comme je manque de courage et ne souhaite pas avouer mon forfait, je vais l’envoyer par la poste. Pas de problème pour l’adresse. J’ai livré tous les ans dix stères de bois à son domicile, depuis que le directeur a pris sa retraite.
Y a plus qu’à fermer l’enveloppe sur cette maudite histoire. Je pèse moi-même le colis pour le balancer directement dans la boîte jaune. Comme je suis une tombe, les secrets resteront secrets.