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13 mai 2024 1 13 /05 /mai /2024 17:14
Heurs et malheurs de l'enseignant Peruzzi

Heurs et malheurs de l'enseignant Peruzzi > Jacopo Marretti

 

1

 

Je vis dans une ville où il pleut toujours trop. Je
rentre dans la salle et j’ai aucune envie de faire cours.
Aucune. J’ouvre la porte et je tiens mon cartable dans
les mains, mais je pense à mes oignons et pas à ce que
je vais dire. J’ai mes problèmes.
Je pense à Jessica, à mon livre, au foot, à mon pull
troué. Et c’est là qu’elle se met à parler. Au milieu
des « T’as préparé les maths ? » « Tu sais pas ce qui
s’est passé hier ? » « J’ai rien révisé, mon daron va
m’défoncer ce soir ! » « La vie de ma mère, tu me
casses les couilles ! »
Elle m’avait déjà parlé. C’est normal. Mais jamais
comme ça.
Elle est assise en face de moi. Seule. Je m’installe,
j’allume l’ordinateur et je lui lance un : « Pourquoi
t’étais absente la semaine dernière ? » Mais je le dis
comme ça, comme on demande « Ça va ? » quand on
croise un collègue, et qu’on s’en fout de sa réponse.
C’est une question sans prétention, qu’elle prend très
au sérieux.
- Parce que j’ai tenté le suicide, qu’elle me répond.
Elle s’appelle Inaya, elle a 14 ans, elle est dans ma
classe de 3ème au collège C., à D.-sur-l’Escaut, près de
Lille. Elle sourit tout le temps. Donc elle me sourit,
encore une fois, quand elle me parle comme ça.
Un « j’étais malade » m’aurait largement suffi !
Mais non, elle voulait être honnête, chose qu’on
fait rarement de nos jours, et quand ça arrive, quand
on est vraiment honnête, ça prend les autres un peu
au dépourvu.
Elle continue de parler, pendant que les camarades
discutent de tout et de rien, et que je suis le seul à
l’entendre. Et on dirait qu’elle me raconte sa soirée
pyjama, parce que, si on enlève le son de cette bouche
qui bouge, et qu’on le remplace par un discours plus
léger, ça marcherait vachement mieux. Car ses yeux
sourient, sa voix est normale, le rythme de sa parole
est calme. Elle semble tranquille. Je dois avoir le mauvais
doublage du film, parce que moi j’entends :
- Oui, parfois ça m’arrive, et alors ils m’emmènent
à l’hôpital, et je dois y rester quelques jours. Le
docteur dit que je suis dépressive. Parfois ça va. Mais
y’a des jours ça revient et alors je dois faire attention
à ne pas faire de conneries. À ne pas en faire encore.
Ne vous inquiétez pas, aujourd’hui ça va. J’ai pris
mes médicaments, et ça va mieux !

 

Après ça, j’ai fait mon cours. Je leur ai appris des
mots que la plupart d’entre eux ne réutiliseraient
jamais. J’ai dit des trucs qu’ils oublieraient très vite.
Bref, j’ai fait mon devoir de prof.
Puis la sonnerie a retenti. J’ai vite expédié tout le
monde et, vu que je n’avais pas d’autres cours, j’ai
fait ce que je fais à chaque fois que quelque chose
d’abstrait me ronge.
Je bois.

 

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26 janvier 2024 5 26 /01 /janvier /2024 16:54
Une Meteor pour monsieur Charles

Une Meteor pour monsieur Charles                 

Daniel Konieczka  ETT Collection dépendances 144 pages 16,00

 

 

CHANSON DOUCE

 

C’était il y a quelques jours. Quand je suis arrivé
avec mon groupe d’enfants il était planté là comme
une cire figée. Ce n’est pas la première fois que je
le trouvais ainsi. C’est tout juste si je n’ai pas dû le
pousser pour qu’il nous laisse une petite place. Visiblement
il voulait se la garder pour lui tout seul, la
petite princesse de Bergheim. Il s’est écarté à regrets,
en claudiquant… Mais je l’ai bien entendu prononcer
ces mots dans un souffle, en se retournant, comme
s’il voulait me prendre à témoin.
« Tous les dragons de notre vie ne sont peut-être
que des …. ».
La fin de la phrase je ne l’ai pas bien entendue.
Ça m’a laissé un peu interloqué. Mais bon, faut
pas trop chercher à comprendre, c’est Charles, monsieur
Charles. Un des gardiens du musée.
« Tous les dragons de notre vie ? »
Il n’est pas ici depuis très longtemps mais il a déjà
sa petite réputation. Un peu bizarre, il faut même
parfois le rappeler à son travail. Bien sûr on peut
s’arrêter devant des oeuvres et se perdre dans leur
contemplation, mais quand la contemplation devient
hypnotique et qu’elle gêne le passage des visiteurs…
Et puis ce n’est pas parce qu’on a le privilège de travailler
dans un musée qu’on peut se permettre de se
servir ainsi directement dans les rayons. Est-ce qu’un
employé de supermarché peut goûter aux pâtisseries
ou aux fruits présentés à l’étalage ? Sûrement pas…
J’ai enfin pu installer les enfants devant la peinture,
le retable de la commanderie des Templiers de Bergheim.
Une de celles qu’ils préfèrent.… Parce qu’ils
y retrouvent leur trio de légende, une princesse, un
dragon et un chevalier. Une licorne serait un atout
supplémentaire.
C’est une légende qui est peinte ici, les enfants
aiment que je la leur raconte.
— Il était une fois un dragon qui vivait dans une
grotte à l’entrée de la ville. Chaque semaine poussé
par la faim il sortait de sa tanière. Il fallait vite le rassasier,
car les flammes qui sortent de sa gueule pendant
ses crises de fureur pourraient bien tuer tout
le monde et mettre le feu à la ville. Au début on lui
donnait deux brebis à manger, ça le calmait. Mais
bien vite tout le troupeau y est passé. La ville allait
être détruite. Le roi a dû prendre une cruelle décision
: son repas hebdomadaire on allait le tirer au
sort, deux personnes à sacrifier pour prendre la place
des moutons. Des jeunes filles ! De la chair tendre et
fraîche. Il les engloutissait toutes crues. Parfois une
seule, plus dodue, lui suffisait. Repu, il s’endormait
comme un lézard au soleil.
Le jour est arrivé où il les avait toutes mangées
les filles du bourg ! Fallait pas le laisser à jeun, le
monstre. Poussé par la foule, le roi a dû se décider. Et
donner la seule qui restait, même si c’était sa fille !
C’est elle qu’on voit là, sur la pierre.
Est arrivé ce qui devait arriver… Croquée toute
crue !
Et bien non, pas du tout. Même pas peur, la princesse !
Regardez ses mains, elle s’apprête à défaire sa
ceinture. Mais non elle ne va pas se déshabiller ! Sa
longue ceinture elle va la passer au cou du dragon et
le ramener en laisse tranquillement dans sa grotte.
C’est plus facile car le dragon est blessé, le chevalier
lui a donné un coup de lance. Mais écoutez-la :
— Tu crois m’impressionner avec ton armure dorée ?
Prétentieux ! Pourquoi l’as-tu blessé ? Range ton
épée ! Avec ma beauté et ma douceur, mes seules armes,
regarde, espèce de brute, j’ai le pouvoir de venir
à bout de tous les dragons du monde, même ceux qui
hantent tes cauchemars. Avec ma ceinture magique,
je peux tous les apprivoiser !


Le Combat de saint Georges et du Dragon, c’est
le nom de cette scène du retable de Bergheim. Mais
saint Georges avec son armure plaquée or a tout l’air
d’un accessoire décoratif superflu.
Le dragon, lui, est assez curieux. En fait c’est un
lézard, le peintre a dû prendre modèle sur celui qui
logeait dans une fissure du mur de son atelier. Mais
il en a gonflé le corps à grand renfort d’injections
d’anabolisants pour en faire une créature qu’il voulait
effrayante. Pour moi, cela reste un gros lézard
placide. Un coup d’épée et il se dégonflerait comme
une baudruche. C’est d’ailleurs le rôle du chevalier en
armure. Mais c’est surtout cette princesse qui attire
tous nos regards. C’est elle qui mène le jeu. Devant
l’autel et ce retable, il y a cinq siècles les Templiers
de Bergheim en restaient pantois. Avoir fait voeu de
chasteté et subir le spectacle d’une telle beauté ! Le
supplice de Tantale… Taille fine, poitrine menue enserrée
dans le velours rouge de sa robe. Comment
suivre l’office religieux sereinement dans ces conditions
? Elle porte une couronne sur ses tresses dorées,
des tresses enroulées elles-mêmes en couronne. Un
mix entre la coiffure de Leia l’héroïne de Star Wars et
celle d’une ex-première ministre ukrainienne.
Bien campée au milieu du tableau, sur une sorte
d’estrade, une pierre plate entourée d’un semis de
petites fleurs, elle se tourne vers nous, elle baisse les
yeux, timide, mais elle nous regarde. Toute en courbes
légères. Un séduisant déhanchement, mais rien
d’aguicheur. Innocente, pudique, candide même. Ses
mains jointes se séparent et s’engagent dans un mouvement
charmant, comme pour une danse. Comment
dire ? Elle me fait fondre. Comme elle faisait
fondre l’acier trempé des moines soldats. Et elle réveille
en moi un petit air oublié, une vieille chanson
qui parlait de biche et de chevalier. Et de loup. Une
chanson douce que chantaient les mamans…


Charles le gardien amoureux, je le comprends.
Moi aussi j’aime les princesses blondes et les chansons
douces. Je sais, on me dit un peu nunuche. Mais
elle est si jolie la princesse de Bergheim.
« Et sa peau est douce,
comme la mousse des bois…
»
Et surtout je dois l’avouer, il y a peu, je suis sûr de
l’avoir aperçue dans la vraie vie, la princesse. Elle traversait
d’un pas aérien la rue d’Unterlinden. C’était
bien elle, et sa robe de velours rouge à la taille serrée
par une longue ceinture étincelante. Elle ne s’est pas
retournée. Je n’en ai encore parlé à personne, on se
moquerait de moi. Mais depuis, je rêve de la revoir,
peut-être pourrais-je croiser son regard. Elle est vivante.
Mais ces mots que monsieur Charles m’a jetés à la
figure… Tous les dragons de notre vie ne sont peut-être que ?


 

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6 octobre 2023 5 06 /10 /octobre /2023 09:38
La joie nous portera

La joie nous portera Prescilla Durand  

Collection Dépendances 164 pages

 

 

Mes Vosges
Années 2000

 

Le froid glaçait mes doigts. Heureusement, je ne conduirais
que pour l’aller. Derrière moi, Julie était un poids plume. Le
scooter rebondissait alors qu’elle entonnait la dernière chanson
à la mode en tordant du cul.
Il m’avait fallu des années pour réussir à la saquer, cette petite
blonde un peu trop rasta pour moi. Maintenant on faisait les
quatre cents coins des Vosges ensemble. Nos parents n’étaient
pas regardants, n’importe quelle excuse faisait l’affaire. On
filait où on voulait sur nos scoots’, aujourd’hui à deux sur le
mien pour économiser l’essence. On dormait où on pouvait,
quand aucune de nous deux n’était en état de reprendre le
guidon.
Il y a deux semaines on était montées jusqu’au chalet de
chasseur le plus paumé du monde. Et c’était pas une partie de
plaisir de grimper les côtes quand y’avait rien sous le capot. Nos
engins faisaient un boucan du diable. Le chalet était apparu
minuscule au milieu de la forêt immense, une ombre entourée
de neige. Avec les copains, on n’avait pas tenu longtemps
autour du poêle à bois qui nous enfumait, mais quand même.

Historique. La route était presque déneigée jusqu’au bout,
mais il y avait bien un mètre devant la porte.
La route défilait, la neige avait fondu cette semaine. Je me
méfiais tout de même des lignes blanches pour ne pas glisser.
Le père m’avait acheté une daube, les roues de ce scoot’
étaient deux fois moins larges que celles des autres de la bande.
J’étais tombée plusieurs fois, et dès le premier jour où je l’avais
essayé avec le daron sur le parking de l’Intermarché. Fallait
voir la gueule de la mère quand j’étais rentrée en sang.
Je ne lui avais rien demandé au père. J’aurais préféré une
mobylette moi, comme les garçons. Il me faisait toujours des
cadeaux trop chers que je n’avais pas demandés. Le pire c’était
qu’il avait un diplôme de mécano mais qu’il ne voulait pas
me le débrider. À cause de l’assurance, un truc comme ça.
J’atteignais difficilement les soixante à l’heure en descente, les
potes se foutaient de ma gueule.
Le vent me gelait les pieds maintenant, malgré les bottes. Il y
avait tout de même plus de trente minutes à faire à cinquante à
l’heure pour rejoindre les mecs. Heureusement, c’était presque
plat pour aller chez eux. Je n’avais jamais entendu parler de
ce patelin avant. Vecoux. Oui, pas de problème, je viendrai,
j’avais dit à Ben.
On s’était rencontrés à un concert. Julie m’y avait traînée.
Les concerts de reggae c’était pas mon truc. Mais c’est vrai
qu’après avoir taxé des lattes sur des joints à droite à gauche,
on était bien. Elle a reconnu un mec qu’elle connaissait, on
s’est posées avec lui et sa bande.
Les potes de Ben voulaient qu’il embrasse Julie mais il
n’arrêtait pas de me fixer, ses yeux tout marrons brillaient dans dans
la salle sombre. Il avait ce petit sourire en coin qui m’avait
fait craquer. Il portait un t-shirt de rock. Aucune idée du
groupe, mais ça se voyait tout de suite que c’était plutôt un
métalleux comme moi. Je n’ai pas attendu qu’on papote pour
l’embrasser, à l’arrache, devant tout le monde, avant même
d’avoir échangé un mot. Après je me suis rassise, comme si
de rien n’était et il a continué à me regarder avec ses yeux qui
brillaient. Ce n’est qu’après qu’il m’a demandé comment je
m’appelais, « Lilly » j’ai répondu alors qu’il notait mon numéro
dans son portable.
Le lycée avait commencé, je me sentais un peu pousser des
ailes. C’était la vraie vie, enfin.

 

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15 janvier 2025 3 15 /01 /janvier /2025 16:24
Bloody mafia

Bloody mafiia Sébastien Paci Collection Borderline 256 pages

 

PROLOGUE

 

Qui est un homme ne prend pas peur

Novembre, Tirana (Albanie)

Trois jours. Cela faisait trois jours que la capitale albanaise
était délavée par une pluie froide et pénétrante. La pollution
grise et poisseuse qui étouffait la ville se déposait insidieusement
sur la peau des Tiranais. Ici, le plomb et le souffre du
diesel des vieilles voitures allemandes intoxiquaient jusqu’aux
us et coutumes du pays. La corruption gangrenait tout le tissu
social ; c’est pourquoi il valait mieux être prévoyant avant toute
démarche administrative, aussi banale fût-elle, et s’assurer
que son portefeuille contenait suffisamment de coupures de
1000, 2000 voire 5000 Lekë.

Mirjan Hohxa, affalé sur la banquette arrière en cuir élimé
de la Mercedes Classe C, regardait à travers la vitre attaquée
par les trombes d’eau, le fleuve Lana s’étirer sur sa gauche le
long du boulevard. Il avait déposé un gros sac à dos bleu qui
avait baroudé, son unique bagage, à côté de lui. Il l’avait recouvert
de son manteau kaki, long et épais, avec de la fourrure
à l’encolure et dans le capuchon. Cela faisait plus de deux
heures que la radio grésillait en bruit de fond. Le chauffeur
et le client n’avaient pas échangé un seul mot depuis que ce
dernier avait répété d’une voix caverneuse et sonore l’adresse
de destination : « Tirana - bulevardi Gjergj Fishta ». La première
fois, le conducteur, surpris, avait préféré s’assurer qu’il
avait bien compris. Il avait bien compris. La perspective des
quelques dizaines de milliers de Lekë compenserait bien le
malaise qu’il avait immédiatement ressenti. D’ailleurs, quand
le patron du café Francezi l’avait appelé pour lui proposer la
course, il soupçonna un plan foireux :
– Julian, t’es disponible pour un bon client ?
– Il est tard… Je suis sur le point de rentrer chez moi, Gazmend.
Il veut aller où ton bon client ?
– En ville…
– En ville ?
– Il est juste là, en face de moi et il veut savoir tout de suite…
– C’est pas la porte à côté ! mais bon… S’il paye, pas de
problème. Vas-y… Je serai devant le bar dans 5 minutes.
La proximité de la prison de haute sécurité lui avait mis la
puce à l’oreille. C’était l’une des deux seules du pays à détenir
des condamnés pour crime organisé.

Mirjan Hohxa n’en pouvait plus. La course était interminable.
À l’excitation de savoir maintenant proche l’heure où
il allait enfin renoncer à sa vie d’avant, s’ajoutait l’inconfort
chronique devenu insupportable des conditions spartiates du
voyage. Ses jambes étaient engourdies par le manque de place.
Il souffrait beaucoup et sentait que ses nerfs lâcheraient au
moindre prétexte.
– On est arrivés, monsieur…
Le chauffeur regarda dans le rétroviseur central le molosse
qui l’impressionnait. Il devait bien mesurer dans les deux
mètres et sa carrure faisait penser à celle d’un Rocky Balboa
shooté aux stéroïdes anabolisants. Sa musculature exagérée
débordait de tous ses vêtements. Sa chemise blanche, dont les
pans tenaient miraculeusement par de petits boutons nacrés
sur le point de rompre à chaque inspiration, contenait difficilement
son cou aux veines saillantes sous une peau basanée.
Ses cuisses tendaient si fort le tissu d’un pantalon chino gris
perle qu’on se demandait comment les coutures avaient pu
résister à une telle pression.
Mirjan Hohxa sortit de sa torpeur. Il plongea son regard
dans celui du conducteur qui s’en détourna immédiatement
pour fixer la route, les deux mains agrippées au volant. Des
sourcils épais soulignaient de grands yeux noirs entourés de
cils longs et bien recourbés dignes des meilleures publicités
pour mascaras. Sa bouche lippue paraissait attendre le moment
opportun pour vous dévorer tout cru. Enfin, une barbe fine
parfaitement taillée donnait à la forme carrée du visage un air
de supériorité incontestable. Mirjan Hohxa était d’une beauté
troublante.
– Laisse-moi ici, au coin de cette rue.
– Il pleut vraiment beaucoup, monsieur. Je me ferais un
plaisir de vous déposer à l’adresse de votre rendez-vous.
– Je t’ai dit de me laisser ici.
Le chauffeur gara sa voiture à l’entrée d’un carrefour en évitant

de bloquer la circulation. Il laissa le moteur en marche et
se retourna en avalant sa salive avec difficulté.
– J’ai fait au plus vite. J’espère que la course vous aura donné
satisfaction… Ça fera 25 000 Lekë, s’il vous plaît, monsieur.
– Pardon ? J’ai mal entendu…

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15 janvier 2025 3 15 /01 /janvier /2025 15:56
On n'est pas sérieux quand on a soixante-dix ans

On n'est pas sérieux quand on a soixante-dix ans                                                      

Anne de Rancourt  Collection Dépendances 200 pages

 

Départ

La porte vient de se refermer sur un Gaëtan chargé des ultimes
cartons que Laure lui a tassés dans les bras au risque de
lui boucher la vue.
Peut-être l’a-t-elle un peu aidé à sortir, au moyen d’une tendre
bourrade entre les omoplates avant de claquer une porte
entre eux.
Ce n’est pas sûr. L’inverse non plus.
Par l’oeilleton, elle a observé quelques instants la tête aux
cheveux rares, les précautions dans la démarche lente vers le
bas de l’escalier ; la pile de cartons a un instant vacillé, mais
l’homme doit avoir un certain sens de l’équilibre : en fin de
compte, rien, ni personne, n’a chu. Rassurée - par quoi ? - elle
s’est discrètement retournée vers sa vie de liberté après avoir
aveuglé le judas.

Laure pousse un hurlement de joie silencieux : un hurlement
de joie hurlé pourrait être douloureusement perçu par
Gaëtan qui titube encore dans l’escalier : privé de ses deux
mains par la charge, il n’a pu appeler l’ascenseur. Quatre étages,
c’est pas l’amer à boire.
Pas la peine d’en rajouter, elle ne clame pas son euphorie.
Dos contre la porte fermée, la jeune femme se contente de
plier son avant-bras droit à la verticale, avant d’effectuer, poing
serré, un énergique mouvement vers le sol, tout en criant -toujours
à voix basse - un YES ! sifflant cette sensationnelle sensation
de soulagement salutaire soudain sacrément salvateur.
Elle pose les deux coupes qu’elle tient encore à la main : la
sienne et celle qu’elle a reprise à Gaëtan juste avant de le lester
de cartons. Au sol, quelques gouttes de champagne, participation
involontaire du verre pas tout à fait vide au moment du
geste de victoire.

Non, elle n’a pas eu envie de les accompagner, lui et ses
derniers paquets, ni pour leur ouvrir la voie jusqu’à la camionnette
de location garée en double file, ni jusqu’à son nouvel
appartement parisien pour voir Comme (il) sera bien installé
dans (sa) nouvelle vie (amoureuse). Elle n’est pas certaine
d’avoir entendu le dernier adjectif. Elle n’a pas de souci à se
faire, a-t-il ajouté à mi-voix, espérant qu’elle s’en fît un peu
tout de même.

Non, Laure ne se fait pas de souci pour Gaëtan, elle sait
qu’il va gérer sa vie parfaitement sans elle. Et qu’il ne s’en fasse
pas non plus pour elle, a-t-elle ajouté aimablement, quoique
l’expression « gérer sa vie » lui paraisse stupide : elle préfère,
personnellement, vivre la sienne. Sans lui, désormais.
Non, Laure n’a pas voulu du dernier coup de balai mollement
proposé par celui qui débarrasse le plancher en y laissant flotter
sa poussière : elle se fera une joie de nettoyer-jeter-gommer les
traces, les effluves, les revues et trophées de foot, les affaires
laissées là « provisoirement », qu’il « passera reprendre dès que
possible », oui, oui, bien sûr.

Non, elle ne craint pas de souffrir de la solitude, merci, au
revoir Gaëtan, abrégeons les adieux, sois prudent sur la route,
attention aux cartons, hop, je t’aide un peu à sortir, voilà.
CLAC. Contrôle à travers le mouchard. Yes ! gouttes de champagne
au sol. La liberté commence.
Laure se frotte les mains et retrousse ses manches d’un seul
mouvement. Elle sait faire ça, Laure.

Bon.
C’est ainsi que commencent, souvent, les grandes décisions.
Alors elle dit Bon.

Printemps égale nettoyage de printemps, continue-t-elle.

D’abord ouvrir les fenêtres au large : mars diffuse
généreusement les premiers parfums d’un printemps lorrain
étonnamment précoce. Le soleil s’efforce de prouver qu’il est
le plus fort dans le combat qui l’oppose à l’hiver moribond.
Les gens marchent d’une allure plus sereine, elle se dit, Laure.
Elle le sait, la belle saison finira par l’emporter. Et même si la
pluie s’en mêlait, elle serait belle.
Laure observe d’en haut le départ de la camionnette mal
garée et surchargée puis respire profondément, joyeusement,
librement. Elle agite la main, à tout hasard. Le mouvement
ressemble un peu à celui de qui voudrait éloigner un moustique
importun. Puis Laure revient sur ses pas, ramasse le balai
par terre, balaie le sol et l’insidieux sentiment de culpabilité
qui tente de se frayer un chemin dans le soulagement qui
revendique l’espace intégral de ses émotions.

Par pur plaisir, comme en un geste rituel décisif, elle ferme à
clef la porte. En claquant dans le dos, en faisant disparaître de
sa vue les cliques de et les claques (jamais données) à Gaëtan,
cette barrière entre leurs deux vies vient de lui offrir un instant
d’une joie rare. Une joie pure, précise-t-elle à voix haute. En se
refermant, cette porte lui donne les clefs du monde qui s’ouvre
à elle. Du bout des doigts elle envoie un baiser à ce symbole de
liberté à serrure trois points, se retourne, fait face à sa nouvelle
vie, lève les bras en V, aïe l’épaule gauche, avant de rectifier, à
voix forte : Non, ce n’est pas une nouvelle vie qui commence,
c’est la même qui continue. En mieux !
Elle lâche le manche du balai, après tout, elle a le temps de
« donner un p’tit coup d’propre ». Elle bloque derrière son
oreille une mèche de cheveux châtain rebelle qui retombe aussitôt,
hésite un très bref instant. Puis, d’un pas déterminé, va
chercher un ouvre-bouteille dans un tiroir de la cuisine, une
cannette de bière au réfrigérateur, la décapsule, la vide au goulot,
sur place, presque intégralement, tourne sur elle-même
avant d’improviser une chorégraphie sauvage. Elle échoue sur
un fauteuil qui lui tendait des coussins bienveillants. Ouille,
le bas du dos.

a

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10 juin 2024 1 10 /06 /juin /2024 10:03
Terminus Café

Terminus Café  Serge Radochévitch Collection Borderline

 

1

Brouillard. Il ne voit pas à dix mètres.
Il marche. Ça monte doucement, mais ça monte. De chaque
côté de la route, les arbres en sentinelles, fantômes aux doigts
crochus, semblent vouloir le retenir.
Brouillard. Mais aussi cette odeur de brûlé.
Il marche comme dans un nuage, c’est froid et humide, ça lui
colle à la peau comme des images souvenirs, un livre aux pages
écornées qu’il a emmené avec lui, toutes ces pages qu’il a envie
d’arracher… Un père qu’il n’a jamais connu, mais qui lui a donné un nom,
Rossi, Bruno Rossi, merci papa, une mère alcoolique et droguée,
merci maman, il avait dix ans quand elle est morte d’une
overdose.
Putain de brouillard ! Les jambes lui brûlent.
Bruno, mon petit Bruno, il entend encore la chanson, viens
chez Tonton, embrasse Tatie, Tonton flingueur, Tatie à claques.

 

Quatorze ans. Son premier boulot chez Jeannot le garagiste, un mec sympa
qui lui a tout appris sur la mécanique, sur la vie en général.
Et maintenant, sa vie en loques, culture en friche.
Essaie de ne pas rester trop con.

Saloperie de brouillard. Faut pas rester ici, mon gars !
Pandémie, épidémie, tornades et incendies.
Moi, je ferme boutique. Au revoir, M. Jeannot !
Au revoir, fiston ! Et fais gaffe où tu mets les pieds. Tu sais où
tu veux aller ? Non, il ne savait pas. La montagne ! Oui, c’est
une bonne idée, mais faut assurer. Bonnes godasses, vêtements de
rechange. Pour la pluie, le vent, la neige, d’accord on est en été,
mais comme tout est déréglé… Faut assurer, mais aussi, c’est le
plus important, les mauvaises rencontres, t’es costaud, t’es rapide,
ce n’est pas suffisant.
Et il lui avait fourni le matos qui lui semblait nécessaire :
machette, poignard, canne de montagne. Il avait dit adieu à
Tonton et Tatie qui étaient contents de le voir partir.

 

Il a dix-huit ans. Et il a mal aux pattes. Quatre heures qu’il
marche. Et du paysage, il n’a pas vu grand-chose.
Il s’arrête. Cela s’est fait d’un coup, comme au théâtre quand le
rideau se lève. C’est ce qui vient de se passer, quelqu’un est venu
effacer toute cette saleté de brume et brouillard, merci monsieur
soleil. Et les collines font le dos rond.
C’est calme et paisible. Reposant. C’est ça, on fait une pause.
Et il a faim. Un petit coin herbeux et un arbre pour se caler le dos.
On déballe. Entrée : pain, saucisson sec. Plat : salade de tomates,
oeuf dur, pain et fromage, fruits, eau plate. Petit repas sur l’herbe.
Merci de ne pas déranger.

 

La fourgonnette, qu’il avait vue au loin monter la côte, venait
de s’arrêter à quelques mètres de lui. Tout en continuant à manger,
il sort de son sac le couteau cran d’arrêt et le pose dans l’herbe
à côté de lui. Coup d’oeil rapide.Véhicule en bon état. Couleur
bleu foncé. Pneu avant droit presque à plat.
- J’crois bien que j’ai crevé !
Le conducteur était descendu et examinait les dégâts. Un hom13
me, taille moyenne, plutôt trapu. La quarantaine. Il se leva et
s’approcha.
- C’est sûr ! Va falloir changer la roue. Je peux vous aider.
- Tu as l’air de t’y connaître !
- Un peu oui. Avant, je travaillais dans un garage.
- Bertrand Marchal, marin pêcheur !
- Bruno Rossi, mécanicien !
Marchal sortit un paquet de cigarettes.
- T’en veux une ?
Ils fumèrent tous deux en silence. Puis Marchal demanda.
- Si tu veux, je peux t’y emmener, plus loin.
Il s’arrêtèrent le soir, dans un petit village. Personne dans les
rues. Les gens ont peur. De quoi, de rien ! Du vent qui souffle,
de l’air qu’ils respirent, du voisin, de la voisine, de ceux d’à côté,
masques et bergamasques, c’est le grand carnaval.
- On trouvera rien à manger, bougonna Bruno !
- Ne t’inquiète pas, j’ai tout ce qu’il faut. Mais si on peut
renouveler les provisions… On va faire le tour du village, à tout
hasard.

 

Le hasard fut bon prince, une petite épicerie encore ouverte.
Bertrand acheta ce qu’il fallait, le nécessaire pour une soirée et
le surplus pour les jours suivants – on ne sait jamais ce qui peut
arriver, surtout en ce moment ! Il avait insisté, c’est moi qui fais
la tambouille, je n’étais pas mauvais cuisinier, avant, oui avant…
A la deuxième bouteille de vin, il se mit à parler, raconter son
histoire.

 

 

 

 

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9 novembre 2023 4 09 /11 /novembre /2023 11:05
Prix Erckmann Chatrian 2023

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11 avril 2023 2 11 /04 /avril /2023 17:36
RÊVER GRAND ou l'éloquence de le tomate

RÊVER GRAND  ou l'éloquence de la tomate > Bruno Ricci, collection Dépendances

 

Formé au Théâtre national de Strasbourg (1989-
1992), Bruno Ricci intègre le Jeune théâtre national
pendant quatre ans. S’en suivront plusieurs créations
sur toutes les scènes nationales de France tant dans le
répertoire classique que contemporain. Il portera ces
créations jusqu’en Chine et en Amérique du Sud. Il est
aussi l’auteur d’un spectacle solo et l’interprète de trois
autres qui connaîtront un grand succès notamment
au Théâtre du Rond-Point à Paris. On le retrouve également
dans plusieurs productions cinématographiques
sous la direction de Costa-Gavras, Jean Becker
et autres, partageant l’affiche avec Gérard Depardieu,
Gad Elmaleh, Kevin Costner ou Tommy Lee Jones
(productions américaines). Il est aussi au casting de
nombreuses séries télévisées. Il se forme aux arts martiaux
en pratiquant assidûment l’aïkido, le tir à l’arc
et le tai-chi.
Rêver Grand ou l’éloquence de la tomate est son
premier texte littéraire.

 

La dernière image qu’il conserva de sa soeur,
c’était ce bateau quittant la baie de Naples pour
les États-Unis.
Pressentait-il qu’il ne la reverrait qu’une seule
fois, quarante ans plus tard ?
Il resta sur le quai, saluant de la main, jusqu’à
ce qu’il ne vît plus qu’un petit point blanc dans la
brume de chaleur.
Il avait mis ses plus beaux habits pour se rendre
à la ville. Il voulait surtout que sa soeur garde en
mémoire une élégante image de lui. Pas celle du
paysan qu’il était, vêtu de la même veste élimée,
couvrant un pantalon tenu par une ficelle, surplombant
des chaussures sans forme.

Le chemin de retour se fit de la même manière
qu’à l’aller, en bus. Cinq heures étaient nécessaires
pour parcourir les cent quatre-vingts kilomètres,
dont cent étaient des lacets qui demandaient
adresse et prudence, pour rejoindre le village accroché
à la montagne de façon pittoresque.
Les routes étaient si étroites et pentues qu’elles
interdisaient de passer la deuxième vitesse sur une
grande partie du trajet.
La température estivale mêlée aux gaz d’échappement,
dont une bonne partie restait à l’intérieur
de l’habitacle, rendait le voyage nauséeux.
Le front contre la vitre, dans un mélange de
sentiments allant du désespoir à la solitude en
passant par la colère et l’impuissance, il pensait
à sa soeur voguant vers l’inconnu, entassée avec
d’autres dans une cabine sans hublot.
Elle, elle avait eu ce courage-là !
Cette pensée était une torture le renvoyant à
sa propre inertie. Prendre une décision radicale
n’était pas encore à sa portée.
Pour étouffer l’angoisse naissante, il sortit son
sandwich et l’avala sans appétit.
Regardant défiler un paysage de conifères et de
champs inclinés, il essayait de trouver des réponses
à son immobilisme et à son acceptation.

Avec bon sens, il se demandait si l’on naît pour
ne suivre qu’un seul chemin sans vérifier si c’est
le bon.
Jusqu’où doit-on subir et quand doit-on agir ?
Les virages s’enchaînaient comme des vagues le
rapprochant toujours plus de l’endroit qui lui devenait
insupportable par ce qu’il lui infligeait.
Il n’avait pas décidé de naître là mais il déciderait
de l’endroit où il mourrait. C’était un désir,
profond certes, mais pas encore assez violent pour
qu’il devienne réalité.

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27 février 2023 1 27 /02 /février /2023 10:58
Les silences d'Irène

Les silences d'Irène de MJ Gonand Stuck Collection Dépendances

 

 

Prologue

 

Irène est morte aujourd’hui, 31 décembre 2022. Je l’appelle par son prénom car pour moi elle ne fut pas seulement une grand-mère. Certes elle m’a souvent gardée quand j’étais petite. Ma mère, Marie, sa fille aînée, avait soudain décidé de travailler. Elle s’était rassurée en me confiant à cette femme tranquille, bien ancrée dans une vie bourgeoise et familiale. Sa propre génitrice.

Je garde depuis l’enfance un lien particulier avec Irène. Devenue adulte, j’apprends à déceler des failles dans sa carapace de dame qui va toujours bien. Bien sûr je ne sais pas tout. Parfois je devine. Irène détestait les festivités de la Saint-Sylvestre. Elle trouvait que ça sonnait faux, qu’on faisait semblant d’être joyeux. C’est sûrement pour ça qu’elle a pris la tangente dès aujourd’hui. Je lui avais pourtant promis de rester auprès d’elle en sirotant quelques coupes de champagne. Selon nos vieilles habitudes. Elle se disait bonne vivante angoissée ou bien mélancolique joyeuse. Je crois être née sous la même étoile.

J’ai quitté mon époux il y a trois mois. Depuis, je vis chez elle. Les fenêtres de ma chambre donnent sur le fouillis de verdure de son jardinet. Je me sens bien ici. Presque sereine. Mon mariage idiot n’aura pas duré plus de six mois. Maman m’en veut après tous les frais inutiles d’une réception grandiose et surtout pour le qu’en-dira-t-on. Épinal est une petite ville de province où on aime dégoiser sur son prochain. Irène elle, sourit de mes folies. Elle ne me voyait ni en « femme de » ni en mère comblée avec deux ou trois marmots. Elle avait cent fois raison. Bientôt je m’en irai. Le plus loin possible. La seule qui me retenait encore ici n’est plus, alors…

Je déteste écrire. Dès l’école primaire j’ai du mal à formuler mes émotions, à raconter une histoire. Alors si je me fends de quelques lignes, c’est pour honorer la mémoire de ma grand-mère et la faire découvrir. Je ne sais pas encore à qui. Les lecteurs apprendront qu’elle n’était pas aussi lisse qu’elle en avait l’air.

Ces derniers temps, elle perdait de plus en plus souvent le fil de sa pensée. Elle commençait une phrase, la laissait en suspens puis partait ailleurs. Lucide quant à ses troubles, elle m’a confié son désir de mourir. Elle dit qu’elle a connu tout ce qu’il y avait à connaître. Elle dit qu’elle a fini son tour. Les bulles du champagne n’allument plus d’étincelles dans ses beaux yeux gris. Avant-hier soir, elle m’a avoué avoir de temps à autre gribouillé ses impressions de vie. De façon très épisodique. Écrire lui faisait du bien. Au début avec le beau stylo plume MontBlanc offert par son homme. Plus tard sur l’ordinateur. Elle en a bavé avec Word. À toi de les retrouver, ça te fera une distraction quand j’aurai passé l’arme à gauche. Tu liras mon charabia intime. Tu verras. Je ne suis pas celle que vous croyez. Voilà ce qu’elle m’a sorti avec son p’tit sourire en coin et ses yeux qui plissent. Voilà de quoi m’intriguer.

Alors je fouille. D’abord son bureau. J’y découvre des dizaines de photos de moi dans la petite enfance. Ensuite sa chambre dont l’armoire lorraine contient uniquement des fringues du siècle dernier, des sous-vêtements peu affriolants et un collier de chien gravé Youpi. Ma quête reste vaine. Je vais dans le frigo en espérant trouver quelque chose à boire. Après tout c’est presque Nouvel An. Il est vingt-trois heures trente. Dans la porte, sa dernière bouteille de Roederer. Me revoilà la larme à l’oeil. Nous ne la boirons pas ensemble. Mais je vais l’ouvrir en pensant au plaisir enfantin qu’elle avait quand je faisais sauter le bouchon.

Après trois coupes, je décide de faire un break. Je dois poursuivre mes investigations. Elle est bien capable de m’avoir fait une mauvaise blague. Je persévère quand même. Dans le quatrième tiroir du buffet de la cuisine, je découvre un bouchon de champagne 1/1/2000, un cahier un peu collant de recettes manuscrites et… des feuillets pliés n’importe comment dans une pochette plastique bleue. Bingo, ce sont bien là les souvenirs emmêlés de feu Irène. À côté, emballées dans un mouchoir brodé, des lunettes à monture en plastique rose aux branches archi-mordillées. Irène détestait les lunettes. Elle ne portait ses binocles rouges que pour lire ou recoudre un bouton.

Délicatement je sors le trésor froissé de son étui. Je vais passer la nuit à tout remettre dans un ordre par moi inventé. Histoires d’hier, événements d’aujourd’hui. Pas facile de cheminer dans sa vie, surtout pour la partie manuscrite. Ma patience sera récompensée. Pendant ma lecture, j’irai de surprise en surprise. Sauf la fin de l’histoire. Je la connais déjà.

Gabrielle

 

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26 janvier 2023 4 26 /01 /janvier /2023 16:31
Ainsi parlait Célestine

Ainsi parlait Célestine

" Ainsi parlait Célestine " d'Alexis Legayet 160 pages Collection Borderline

Chapitre I


La nuit venait enfin de tomber. Francis tendit un long
moment l’oreille. Aucun bruit dans la maison. Il descendit
sur la pointe des pieds les marches de l’escalier, s’enveloppa
de sa veste de laine, puis ouvrit délicatement la porte. Chut !
Concentration totale... Ne pas trop bousculer cette vieille
quincaillerie. Mmmoui, c’est parfait !
se félicita-t-il. Pas même
une vibration. L’homme s’engouffra dehors. Ne restait plus
maintenant qu’à refermer la porte. Il avait la technique. En
tenant de l’index de la main gauche le battant et du pouce la
porte, on pouvait opérer une poussée quasi chirurgicale avec
l’autre main, et éviter ainsi tout bruit intempestif. Une goutte
de sueur perla sur son front blême. Encore un millimètre,
voilà... c’est fait !
Francis Durand souffla. La moindre erreur
tactique et c’en était fini. Il tendit à nouveau l’oreille, tout
en scrutant attentivement les ombres du jardin. Éclairés par
un réverbère, les arbres frétillaient sous une brise légère. Une
forme se détachait près du vieil acacia... Francis retint son souffle.

Mais non, c’était l’ombre d’une branche ondulant sous le
vent
; il n’y avait rien à craindre. On pouvait avancer. Toujours
sur la pointe des pieds, pour ne pas faire crisser le gravier, il
fit le tour de la maison et se tapit derrière le garage. Là, il
était invisible. Aucune fenêtre de sa maison, ni même de celle
des voisins, ne donnait en cet angle précis. Après s’être assuré,
une dernière fois, de ne pas avoir été suivi, Durand engouffra
sa main dans sa poche et, sourire rusé aux lèvres, y délogea
une boîte rectangulaire, tout tremblant d’émotion. L’heureuse
pénombre lui évita de rencontrer des yeux l’image de peau
pourrissante subtilement incrustée tout autour du paquet. Il
en tapota d’un doigt le fond et en tira une longue tige blanche
qu’il déposa délicatement entre ses lèvres, tout en fermant
les yeux. De l’autre main, il se mit à fouiller dans sa poche
intérieure. Et le vent du plaisir commença à tourner. Bon
Dieu, mais, où c’que j’l’ai foutu ?
Il était pourtant sûr de l’avoir
rangé là. Non, mais, c’est pas possible ! lança-t-il en palpant avec
frénésie ses vêtements. Et, soudain, une flamme vermeille
illumina la nuit.
« C’est ça que tu cherches, Papa ?
D’un geste réflexe, Durand arracha sa cigarette de sa bouche
et la broya dans sa main, pendant que, de l’autre, il faisait disparaître
le paquet interdit dans la poche de sa veste.
- Ah, c’est toi, ma chérie ? Tu... tu m’as fait peur. Qu’est-ce
que tu fais dehors ? lança-t-il en prenant l’air le plus détaché
qu’il lui était possible.
- Je prends l’air... l’air pollué. Et toi ?
- Moi aussi. Euh... tu n’as pas école demain ?
- Si. Et toi, tu ne vas pas au travail demain ?
- Si, oui aussi... Il faudrait peut-être aller se coucher.
- Peut-être, en effet. Il est tard.
- Bon, alors j’y vais. Tu me suis ? proposa Francis Durand,
en ébauchant un pas en direction de la maison.
- Papa ! l’arrêta net Céleste, d’un ton ferme et glacé.
- Oui, Célestine ?
- Donne-moi le paquet !
- Que... quel paquet ?
- Ne fais pas l’innocent, allez, donne-le-moi ! »
 

 

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