Terminus Café Serge Radochévitch Collection Borderline
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Brouillard. Il ne voit pas à dix mètres.
Il marche. Ça monte doucement, mais ça monte. De chaque
côté de la route, les arbres en sentinelles, fantômes aux doigts
crochus, semblent vouloir le retenir.
Brouillard. Mais aussi cette odeur de brûlé.
Il marche comme dans un nuage, c’est froid et humide, ça lui
colle à la peau comme des images souvenirs, un livre aux pages
écornées qu’il a emmené avec lui, toutes ces pages qu’il a envie
d’arracher… Un père qu’il n’a jamais connu, mais qui lui a donné un nom,
Rossi, Bruno Rossi, merci papa, une mère alcoolique et droguée,
merci maman, il avait dix ans quand elle est morte d’une
overdose.
Putain de brouillard ! Les jambes lui brûlent.
Bruno, mon petit Bruno, il entend encore la chanson, viens
chez Tonton, embrasse Tatie, Tonton flingueur, Tatie à claques.
Quatorze ans. Son premier boulot chez Jeannot le garagiste, un mec sympa
qui lui a tout appris sur la mécanique, sur la vie en général.
Et maintenant, sa vie en loques, culture en friche.
Essaie de ne pas rester trop con.
Saloperie de brouillard. Faut pas rester ici, mon gars !
Pandémie, épidémie, tornades et incendies.
Moi, je ferme boutique. Au revoir, M. Jeannot !
Au revoir, fiston ! Et fais gaffe où tu mets les pieds. Tu sais où
tu veux aller ? Non, il ne savait pas. La montagne ! Oui, c’est
une bonne idée, mais faut assurer. Bonnes godasses, vêtements de
rechange. Pour la pluie, le vent, la neige, d’accord on est en été,
mais comme tout est déréglé… Faut assurer, mais aussi, c’est le
plus important, les mauvaises rencontres, t’es costaud, t’es rapide,
ce n’est pas suffisant.
Et il lui avait fourni le matos qui lui semblait nécessaire :
machette, poignard, canne de montagne. Il avait dit adieu à
Tonton et Tatie qui étaient contents de le voir partir.
Il a dix-huit ans. Et il a mal aux pattes. Quatre heures qu’il
marche. Et du paysage, il n’a pas vu grand-chose.
Il s’arrête. Cela s’est fait d’un coup, comme au théâtre quand le
rideau se lève. C’est ce qui vient de se passer, quelqu’un est venu
effacer toute cette saleté de brume et brouillard, merci monsieur
soleil. Et les collines font le dos rond.
C’est calme et paisible. Reposant. C’est ça, on fait une pause.
Et il a faim. Un petit coin herbeux et un arbre pour se caler le dos.
On déballe. Entrée : pain, saucisson sec. Plat : salade de tomates,
oeuf dur, pain et fromage, fruits, eau plate. Petit repas sur l’herbe.
Merci de ne pas déranger.
La fourgonnette, qu’il avait vue au loin monter la côte, venait
de s’arrêter à quelques mètres de lui. Tout en continuant à manger,
il sort de son sac le couteau cran d’arrêt et le pose dans l’herbe
à côté de lui. Coup d’oeil rapide.Véhicule en bon état. Couleur
bleu foncé. Pneu avant droit presque à plat.
- J’crois bien que j’ai crevé !
Le conducteur était descendu et examinait les dégâts. Un hom13
me, taille moyenne, plutôt trapu. La quarantaine. Il se leva et
s’approcha.
- C’est sûr ! Va falloir changer la roue. Je peux vous aider.
- Tu as l’air de t’y connaître !
- Un peu oui. Avant, je travaillais dans un garage.
- Bertrand Marchal, marin pêcheur !
- Bruno Rossi, mécanicien !
Marchal sortit un paquet de cigarettes.
- T’en veux une ?
Ils fumèrent tous deux en silence. Puis Marchal demanda.
- Si tu veux, je peux t’y emmener, plus loin.
Il s’arrêtèrent le soir, dans un petit village. Personne dans les
rues. Les gens ont peur. De quoi, de rien ! Du vent qui souffle,
de l’air qu’ils respirent, du voisin, de la voisine, de ceux d’à côté,
masques et bergamasques, c’est le grand carnaval.
- On trouvera rien à manger, bougonna Bruno !
- Ne t’inquiète pas, j’ai tout ce qu’il faut. Mais si on peut
renouveler les provisions… On va faire le tour du village, à tout
hasard.
Le hasard fut bon prince, une petite épicerie encore ouverte.
Bertrand acheta ce qu’il fallait, le nécessaire pour une soirée et
le surplus pour les jours suivants – on ne sait jamais ce qui peut
arriver, surtout en ce moment ! Il avait insisté, c’est moi qui fais
la tambouille, je n’étais pas mauvais cuisinier, avant, oui avant…
A la deuxième bouteille de vin, il se mit à parler, raconter son
histoire.