On n'est pas sérieux quand on a soixante-dix ans
Anne de Rancourt Collection Dépendances 200 pages
Départ
La porte vient de se refermer sur un Gaëtan chargé des ultimes
cartons que Laure lui a tassés dans les bras au risque de
lui boucher la vue.
Peut-être l’a-t-elle un peu aidé à sortir, au moyen d’une tendre
bourrade entre les omoplates avant de claquer une porte
entre eux.
Ce n’est pas sûr. L’inverse non plus.
Par l’oeilleton, elle a observé quelques instants la tête aux
cheveux rares, les précautions dans la démarche lente vers le
bas de l’escalier ; la pile de cartons a un instant vacillé, mais
l’homme doit avoir un certain sens de l’équilibre : en fin de
compte, rien, ni personne, n’a chu. Rassurée - par quoi ? - elle
s’est discrètement retournée vers sa vie de liberté après avoir
aveuglé le judas.
Laure pousse un hurlement de joie silencieux : un hurlement
de joie hurlé pourrait être douloureusement perçu par
Gaëtan qui titube encore dans l’escalier : privé de ses deux
mains par la charge, il n’a pu appeler l’ascenseur. Quatre étages,
c’est pas l’amer à boire.
Pas la peine d’en rajouter, elle ne clame pas son euphorie.
Dos contre la porte fermée, la jeune femme se contente de
plier son avant-bras droit à la verticale, avant d’effectuer, poing
serré, un énergique mouvement vers le sol, tout en criant -toujours
à voix basse - un YES ! sifflant cette sensationnelle sensation
de soulagement salutaire soudain sacrément salvateur.
Elle pose les deux coupes qu’elle tient encore à la main : la
sienne et celle qu’elle a reprise à Gaëtan juste avant de le lester
de cartons. Au sol, quelques gouttes de champagne, participation
involontaire du verre pas tout à fait vide au moment du
geste de victoire.
Non, elle n’a pas eu envie de les accompagner, lui et ses
derniers paquets, ni pour leur ouvrir la voie jusqu’à la camionnette
de location garée en double file, ni jusqu’à son nouvel
appartement parisien pour voir Comme (il) sera bien installé
dans (sa) nouvelle vie (amoureuse). Elle n’est pas certaine
d’avoir entendu le dernier adjectif. Elle n’a pas de souci à se
faire, a-t-il ajouté à mi-voix, espérant qu’elle s’en fît un peu
tout de même.
Non, Laure ne se fait pas de souci pour Gaëtan, elle sait
qu’il va gérer sa vie parfaitement sans elle. Et qu’il ne s’en fasse
pas non plus pour elle, a-t-elle ajouté aimablement, quoique
l’expression « gérer sa vie » lui paraisse stupide : elle préfère,
personnellement, vivre la sienne. Sans lui, désormais.
Non, Laure n’a pas voulu du dernier coup de balai mollement
proposé par celui qui débarrasse le plancher en y laissant flotter
sa poussière : elle se fera une joie de nettoyer-jeter-gommer les
traces, les effluves, les revues et trophées de foot, les affaires
laissées là « provisoirement », qu’il « passera reprendre dès que
possible », oui, oui, bien sûr.
Non, elle ne craint pas de souffrir de la solitude, merci, au
revoir Gaëtan, abrégeons les adieux, sois prudent sur la route,
attention aux cartons, hop, je t’aide un peu à sortir, voilà.
CLAC. Contrôle à travers le mouchard. Yes ! gouttes de champagne
au sol. La liberté commence.
Laure se frotte les mains et retrousse ses manches d’un seul
mouvement. Elle sait faire ça, Laure.
Bon.
C’est ainsi que commencent, souvent, les grandes décisions.
Alors elle dit Bon.
Printemps égale nettoyage de printemps, continue-t-elle.
D’abord ouvrir les fenêtres au large : mars diffuse
généreusement les premiers parfums d’un printemps lorrain
étonnamment précoce. Le soleil s’efforce de prouver qu’il est
le plus fort dans le combat qui l’oppose à l’hiver moribond.
Les gens marchent d’une allure plus sereine, elle se dit, Laure.
Elle le sait, la belle saison finira par l’emporter. Et même si la
pluie s’en mêlait, elle serait belle.
Laure observe d’en haut le départ de la camionnette mal
garée et surchargée puis respire profondément, joyeusement,
librement. Elle agite la main, à tout hasard. Le mouvement
ressemble un peu à celui de qui voudrait éloigner un moustique
importun. Puis Laure revient sur ses pas, ramasse le balai
par terre, balaie le sol et l’insidieux sentiment de culpabilité
qui tente de se frayer un chemin dans le soulagement qui
revendique l’espace intégral de ses émotions.
Par pur plaisir, comme en un geste rituel décisif, elle ferme à
clef la porte. En claquant dans le dos, en faisant disparaître de
sa vue les cliques de et les claques (jamais données) à Gaëtan,
cette barrière entre leurs deux vies vient de lui offrir un instant
d’une joie rare. Une joie pure, précise-t-elle à voix haute. En se
refermant, cette porte lui donne les clefs du monde qui s’ouvre
à elle. Du bout des doigts elle envoie un baiser à ce symbole de
liberté à serrure trois points, se retourne, fait face à sa nouvelle
vie, lève les bras en V, aïe l’épaule gauche, avant de rectifier, à
voix forte : Non, ce n’est pas une nouvelle vie qui commence,
c’est la même qui continue. En mieux !
Elle lâche le manche du balai, après tout, elle a le temps de
« donner un p’tit coup d’propre ». Elle bloque derrière son
oreille une mèche de cheveux châtain rebelle qui retombe aussitôt,
hésite un très bref instant. Puis, d’un pas déterminé, va
chercher un ouvre-bouteille dans un tiroir de la cuisine, une
cannette de bière au réfrigérateur, la décapsule, la vide au goulot,
sur place, presque intégralement, tourne sur elle-même
avant d’improviser une chorégraphie sauvage. Elle échoue sur
un fauteuil qui lui tendait des coussins bienveillants. Ouille,
le bas du dos.
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