Bloody mafiia Sébastien Paci Collection Borderline 256 pages
PROLOGUE
Qui est un homme ne prend pas peur
Novembre, Tirana (Albanie)
Trois jours. Cela faisait trois jours que la capitale albanaise
était délavée par une pluie froide et pénétrante. La pollution
grise et poisseuse qui étouffait la ville se déposait insidieusement
sur la peau des Tiranais. Ici, le plomb et le souffre du
diesel des vieilles voitures allemandes intoxiquaient jusqu’aux
us et coutumes du pays. La corruption gangrenait tout le tissu
social ; c’est pourquoi il valait mieux être prévoyant avant toute
démarche administrative, aussi banale fût-elle, et s’assurer
que son portefeuille contenait suffisamment de coupures de
1000, 2000 voire 5000 Lekë.
Mirjan Hohxa, affalé sur la banquette arrière en cuir élimé
de la Mercedes Classe C, regardait à travers la vitre attaquée
par les trombes d’eau, le fleuve Lana s’étirer sur sa gauche le
long du boulevard. Il avait déposé un gros sac à dos bleu qui
avait baroudé, son unique bagage, à côté de lui. Il l’avait recouvert
de son manteau kaki, long et épais, avec de la fourrure
à l’encolure et dans le capuchon. Cela faisait plus de deux
heures que la radio grésillait en bruit de fond. Le chauffeur
et le client n’avaient pas échangé un seul mot depuis que ce
dernier avait répété d’une voix caverneuse et sonore l’adresse
de destination : « Tirana - bulevardi Gjergj Fishta ». La première
fois, le conducteur, surpris, avait préféré s’assurer qu’il
avait bien compris. Il avait bien compris. La perspective des
quelques dizaines de milliers de Lekë compenserait bien le
malaise qu’il avait immédiatement ressenti. D’ailleurs, quand
le patron du café Francezi l’avait appelé pour lui proposer la
course, il soupçonna un plan foireux :
– Julian, t’es disponible pour un bon client ?
– Il est tard… Je suis sur le point de rentrer chez moi, Gazmend.
Il veut aller où ton bon client ?
– En ville…
– En ville ?
– Il est juste là, en face de moi et il veut savoir tout de suite…
– C’est pas la porte à côté ! mais bon… S’il paye, pas de
problème. Vas-y… Je serai devant le bar dans 5 minutes.
La proximité de la prison de haute sécurité lui avait mis la
puce à l’oreille. C’était l’une des deux seules du pays à détenir
des condamnés pour crime organisé.
Mirjan Hohxa n’en pouvait plus. La course était interminable.
À l’excitation de savoir maintenant proche l’heure où
il allait enfin renoncer à sa vie d’avant, s’ajoutait l’inconfort
chronique devenu insupportable des conditions spartiates du
voyage. Ses jambes étaient engourdies par le manque de place.
Il souffrait beaucoup et sentait que ses nerfs lâcheraient au
moindre prétexte.
– On est arrivés, monsieur…
Le chauffeur regarda dans le rétroviseur central le molosse
qui l’impressionnait. Il devait bien mesurer dans les deux
mètres et sa carrure faisait penser à celle d’un Rocky Balboa
shooté aux stéroïdes anabolisants. Sa musculature exagérée
débordait de tous ses vêtements. Sa chemise blanche, dont les
pans tenaient miraculeusement par de petits boutons nacrés
sur le point de rompre à chaque inspiration, contenait difficilement
son cou aux veines saillantes sous une peau basanée.
Ses cuisses tendaient si fort le tissu d’un pantalon chino gris
perle qu’on se demandait comment les coutures avaient pu
résister à une telle pression.
Mirjan Hohxa sortit de sa torpeur. Il plongea son regard
dans celui du conducteur qui s’en détourna immédiatement
pour fixer la route, les deux mains agrippées au volant. Des
sourcils épais soulignaient de grands yeux noirs entourés de
cils longs et bien recourbés dignes des meilleures publicités
pour mascaras. Sa bouche lippue paraissait attendre le moment
opportun pour vous dévorer tout cru. Enfin, une barbe fine
parfaitement taillée donnait à la forme carrée du visage un air
de supériorité incontestable. Mirjan Hohxa était d’une beauté
troublante.
– Laisse-moi ici, au coin de cette rue.
– Il pleut vraiment beaucoup, monsieur. Je me ferais un
plaisir de vous déposer à l’adresse de votre rendez-vous.
– Je t’ai dit de me laisser ici.
Le chauffeur gara sa voiture à l’entrée d’un carrefour en évitant
de bloquer la circulation. Il laissa le moteur en marche et
se retourna en avalant sa salive avec difficulté.
– J’ai fait au plus vite. J’espère que la course vous aura donné
satisfaction… Ça fera 25 000 Lekë, s’il vous plaît, monsieur.
– Pardon ? J’ai mal entendu…