La petite gardienne des mots Prescilla Durand Collection dépendances 150 pages 16 €
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Nell était une enfant sage, mais qui claquait parfois la porte
de sa chambre. Sans rien dire, furieuse, elle la fermait de toute
la force de ses bras de petite fille. Elle s’écroulait sur son lit
et calmait ses larmes seule, ses cheveux blonds collaient à ses
joues. Elle avait envie de tout casser mais quand elle ouvrait
à nouveau la porte, il n’y avait rien de cassé et plus rien à
montrer. Elle souriait, agréable, aimable. Il n’y avait pas la
place pour crier ici, ni même courir. L’appartement était trop
petit. Il n’y avait jamais la place pour elle.
Jamais la place pour ses mots.
Elle aimait se rouler dans l’herbe, chanter sur les balançoires,
grimper aux arbres. Dehors, c’était toujours mieux. Elle
s’imaginait s’enfuir un jour, partir à l’aventure. Par la fenêtre
de la voiture de sa mère, où l’odeur de tabac imprégnait les
sièges, elle guettait les recoins au dehors où elle pourrait se
cacher un jour et ne jamais être retrouvée. L’entrée de la mine
ici, la maison abandonnée, là. Elle créait des histoires pour
sortir de son monde, tissait ses mots entre eux dans le calme de
sa chambre, mettait une porte entre elle et les autres.
Elle ne l’ouvrait que de temps en temps, et la claquait devant
quiconque la contrariait.
Tu as bien dormi ? on lui demandait souvent. Parce que
la nuit elle parlait, on l’entendait dans tout l’appartement,
crier plutôt que parler d’ailleurs. Elle criait tout ce qu’elle ne
pouvait crier le jour dans l’étroite chambre qu’elle partageait
avec sa soeur Agathe. Elle ne se souvenait jamais de ce qu’elle
avait dit, les mots disparaissaient dans la nuit, et il lui semblait
bien dormir pourtant.
Sauf peut-être ce cauchemar qu’elle avait fait plusieurs fois :
sa mère quittait l’appartement, Nell tentait de la retenir en
pleurant mais elle franchissait le seuil, ne se retournait pas,
Nell la suivait dans les rues, criait maman ! jusqu’à ce qu’elles
arrivent à une montagne, avec cette route infinie qui se perdait
dans les arbres, sa mère montait dans un bus qui partait immédiatement.
Nell regardait les roues s’éloigner, impuissante,
vidant toutes les larmes de son corps.
Pourtant c’était son papa qui partait.
Il s’absentait toute la semaine pour travailler. Les vendredis
on l’entendait rentrer à travers les vieilles vitres des HLM, le
bruit de son camion prenait tout le parking. Dans la cuisine,
ça sentait toujours bon le week-end et le beurre crépitait dans
les casseroles. Quand Nell entendait le cliquetis du verrou à
l’entrée, elle guettait depuis la porte de sa chambre pour deviner
s’il était de bonne humeur. S’il souriait, elle lui sautait dans
les bras pendant qu’il retirait ses énormes chaussures dans lesquelles
on aurait pu mettre trois pieds comme celui de Nell.
Autour de la table, il racontait les blagues qu’il avait
entendues la semaine à la radio. Des mots drôles qui donnaient
le sourire à tout le monde. Il regardait les dessins faits à l’école,
félicitait les Bons Points. Puis en un claquement de doigt
arrivait le dimanche soir, maman préparait les sandwichs que
papa mettrait dans une glacière pour embarquer dans son
camion pour la semaine. De la rosette, du jambon, du pâté
tartiné jusqu’au trognon. Des sandwichs qui faisaient une
demi-baguette, elle n’aurait jamais réussi à en manger même
la moitié d’un. Papa était grand et fort, comme ses grandes
chaussures, ses grands sandwichs, son énorme camion et sa
gigantesque voix.
Sa voix, elle devait aussi traverser les vitres c’est sûr. Souvent
elle envahissait tout l’appartement quand il n’était pas content.
Le mieux était de rester derrière la porte. Il ne fallait pas pleurer
ou s’énerver devant lui. Tout de même, il ne travaillait pas
toute la semaine pour nous retrouver fâchées.
Sinon, est-ce qu’il reviendrait ?