Collection Dépendances ETT / Éditions Territoires Témoins
176 pages 17,00 €
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Tard le soir, banlieue ouest, dans un parc d’activité, une suite
interminable de petits immeubles d’un étage, bien rangés au
long de la chaussée à peine humanisée par quelques arbres épars,
rachitiques, comme rescapés, entre béton et bitume. De hauts
lampadaires leur font sur la rue déserte des ombres étirées. Le
silence, le vide, se sont installés pour la nuit mais ça bosse encore
chez Redon Electronics qui occupe entièrement un de ces tristes
cubes, avec son enseigne lumineuse restée allumée et au-dessus,
plusieurs fenêtres encore éclairées formant l’angle du bâtiment.
Tête à tête entre Isabelle et Alice, sa soeur cadette. Comme
chaque année au mois d’avril elles vont parler du montant des
dividendes. L’ordinateur est posé sur la petite table du salon qui
jouxte le bureau d’Isabelle, elles font face à l’écran, assises côte
à côte sur le canapé. Isa commente d’une voix calme le tableau
qu’elle vient d’afficher.
- Je te donne quelques chiffres. Quarante-cinq millions de chiffre
d’affaires, c’est nettement mieux que l’an dernier. Mais la rentabilité
a chuté et le résultat aussi. Même pas deux millions.
Elle jette un regard de côté pour voir comment sa soeur réagit.
Rien. Elle continue ses explications.
- Ça tombe plutôt mal car j’ai de gros investissements à faire.
Mais il n’ y a pas de quoi s’inquiéter. C’est un tassement conjoncturel.
Il est dû au lancement de la nouvelle génération. Nous avons dû faire travailler des sous-traitants.
Nouveau regard en coin. Toujours pas de réaction.
- Cette année je vais lancer l’atelier robotisé mis au point par
Mathias et les banques veulent un autofinancement à hauteur de
cinquante pour cent. Cela nous oblige à réduire fortement les
dividendes.
Elle marque un arrêt, prend la mini-bouteille de Salvetat posée
devant elle, l’ouvre d’un geste rapide et boit directement au
goulot.
- Il n’y aura donc...
Alice se lève brusquement et lui coupe la parole.
- Écoute Isa, tes discours, tous tes chiffres, ta rentabilité, tes
investissements, tes autofinancements, je m’en fous ! Je te l’ai dit
cent fois. La seule chose qui m’intéresse, c’est combien je vais
toucher.
- Deux cent mille.
- Quoi ? C’est même pas la moitié de l’année dernière ! Tu te
fous de ma gueule !
- Ecoute Alice, on ne va pas répéter chaque année la même
dispute, ça me fatigue et, franchement, j’ai d’autres problèmes en
ce moment.
- Je m’en fous de tes problèmes ! J’en ai ras-le-bol d’être traitée
comme une gamine. T’es peut-être la patronne, mais t’es pas ma
boss, compris ? T’as pas une action de plus que moi. J’ai le droit
d’exiger des comptes. N’importe comment, je te le dis, je ne voterai
pas ça. Je ne voterai pas ton quitus non plus.
- Tu peux téléphoner au commissaire aux comptes. Il est entièrement
d’accord avec moi. On ne peut pas distribuer plus cette
année. C’est comme ça ! Et puis, merde, à la fin ! Ça te suffira
largement et je sais de quoi je parle. Tu touches les mêmes dividendes
que moi. Tu as le même salaire. Plus ta maison, ta voiture,
ta carte de crédit, tes voyages. Tout ça payé par la boîte.
- Tu me le reproches, peut-être ?
- Non, je te dis simplement que tu peux faire un effort, pour
une fois. Nos revenus sont les mêmes, je peux comparer.
- Ça te va bien de comparer. A t’entendre il n’y a aucune différence
entre nous. Mais qui paye ta gouvernante, ton jardinier, tes
réceptions, tes tailleurs Chanel ringards, tes restaus trois étoiles
et tes palaces ? Tu vas pas me dire que c’est toi ! Si je fouille dans
les comptes je vais en sortir d’autres des différences, moi, tu vas
voir…
Isa rabat le couvercle de son ordinateur d’un geste rageur et se
lève à son tour. Elles sont face à face.
- Tu oublies une vraie différence ma chère, elle est même de
taille.
- Ah oui ? Et quoi ?
- Que fais-tu dans la boîte ? Rien ! Tu n’as jamais travaillé de ta
vie. Même pas pendant tes études. Tu es payée grassement, mais
tu ne fais strictement rien. Tu n’as même pas de bureau. Moi je
bosse quatorze heures par jour.
- J’attendais ça ! Madame se tue au travail. C’est madame qui
fait tout ici. C’est madame qui a sauvé la boîte à la mort de papa.
Je connais la rengaine, ma cocotte. Et Mathias ? Il ne fait rien,
Mathias ? Ce n’est pas lui peut-être qui invente tout ce que la
boîte fabrique depuis des années ?
- Je n’ai jamais dit ça. Tu dérailles. Tu mélanges tout comme
d’habitude. Ton mari est payé pour son travail. Et de toute façon
ce qu’il fait n’a rien à voir avec toi.
- Tu crois ça ? Tu crois qu’il serait encore là à t’obéir comme un
toutou, à te faire profiter de toute sa science pour trois sous grecs,
si c’était pas mon mari ?
- Arrête Alice, cette discussion est stérile. Je suis la première à
reconnaître la valeur de Mathias. Mais s’il n’en profite pas plus au
niveau salaire ce n’est pas parce que vous êtes mariés.
- Ah bon, c’est pourquoi, alors ?
- Tu le sais bien. C’est parce qu’il se fout totalement de ce qu’il
gagne. Il ne demande jamais rien. Tout ce qu’il veut c’est qu’on
lui donne des moyens et qu’on le laisse travailler. C’est un chercheur,
Mathias, un inventeur, il ne pense pas au fric.
- Ce n’est pas ton cas, ça c’est sûr.
- Ni le tien ! Ça fait une demi-heure que tu m’agresses. Une demi-
heure que tu hurles à cause de tes dividendes. Et tout ça pourquoi
? Tu peux me le dire ? Pour aller en perdre la plus grande
partie en boursicotant sur Internet.
- En tout cas, ce n’est pas moi qui obligerais un sous-traitant
à me faire entrer dans son capital. Là, évidemment tu ne prends
pas de risque, c’est toi qui contrôle son chiffre d’affaires. Si ça se
trouve tu gonfles ses résultats en faisant de la surfacturation, et
c’est pour ça que le bénéfice baisse.
Isa prend violemment sa soeur par le bras et la pousse sans ménagement
vers la porte.
- Je ne relève pas l’insulte, mais si tu as des craintes sur l’honnêteté
de ma gestion, il y a des procédures et des instances pour cela,
n’hésite surtout pas à les solliciter. Vas-y, demande un audit. Ça
nous coûtera la peau des fesses et ils découvriront ton salaire fictif,
ta maison, ta voiture, tes notes de frais princières. Ça s’appelle
de l’abus de biens sociaux si tu ne le savais pas ! Ça te mènerait
directement en correctionnelle. En attendant, sors d’ici.
Alice fait un geste brusque pour se dégager et pointe un doigt
menaçant sur la poitrine de sa soeur.
- Tu ne crois pas si bien dire, ma petite ! Ça fait un bout de
temps que j’ai des doutes. Mon avocat m’a dit que je pouvais faire
nommer un expert par le tribunal de commerce, je vais le faire,
j’en ai plein le dos de tes grands airs ! Et si ça ne suffit pas je te
foutrai le fisc au cul.
- Le fisc ! Pourquoi pas la brigade financière pendant que tu y
es ? Tu crois m’impressionner avec tes menaces de gosse ? Si nous
avions un contrôle fiscal, ce qu’à Dieu ne plaise, tu serais la première
touchée, espèce d’idiote !
Alice ulcérée ne trouve rien à répondre.