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26 janvier 2024 5 26 /01 /janvier /2024 16:54
Une Meteor pour monsieur Charles

Une Meteor pour monsieur Charles                 

Daniel Konieczka  ETT Collection dépendances 144 pages 16,00

 

 

CHANSON DOUCE

 

C’était il y a quelques jours. Quand je suis arrivé
avec mon groupe d’enfants il était planté là comme
une cire figée. Ce n’est pas la première fois que je
le trouvais ainsi. C’est tout juste si je n’ai pas dû le
pousser pour qu’il nous laisse une petite place. Visiblement
il voulait se la garder pour lui tout seul, la
petite princesse de Bergheim. Il s’est écarté à regrets,
en claudiquant… Mais je l’ai bien entendu prononcer
ces mots dans un souffle, en se retournant, comme
s’il voulait me prendre à témoin.
« Tous les dragons de notre vie ne sont peut-être
que des …. ».
La fin de la phrase je ne l’ai pas bien entendue.
Ça m’a laissé un peu interloqué. Mais bon, faut
pas trop chercher à comprendre, c’est Charles, monsieur
Charles. Un des gardiens du musée.
« Tous les dragons de notre vie ? »
Il n’est pas ici depuis très longtemps mais il a déjà
sa petite réputation. Un peu bizarre, il faut même
parfois le rappeler à son travail. Bien sûr on peut
s’arrêter devant des oeuvres et se perdre dans leur
contemplation, mais quand la contemplation devient
hypnotique et qu’elle gêne le passage des visiteurs…
Et puis ce n’est pas parce qu’on a le privilège de travailler
dans un musée qu’on peut se permettre de se
servir ainsi directement dans les rayons. Est-ce qu’un
employé de supermarché peut goûter aux pâtisseries
ou aux fruits présentés à l’étalage ? Sûrement pas…
J’ai enfin pu installer les enfants devant la peinture,
le retable de la commanderie des Templiers de Bergheim.
Une de celles qu’ils préfèrent.… Parce qu’ils
y retrouvent leur trio de légende, une princesse, un
dragon et un chevalier. Une licorne serait un atout
supplémentaire.
C’est une légende qui est peinte ici, les enfants
aiment que je la leur raconte.
— Il était une fois un dragon qui vivait dans une
grotte à l’entrée de la ville. Chaque semaine poussé
par la faim il sortait de sa tanière. Il fallait vite le rassasier,
car les flammes qui sortent de sa gueule pendant
ses crises de fureur pourraient bien tuer tout
le monde et mettre le feu à la ville. Au début on lui
donnait deux brebis à manger, ça le calmait. Mais
bien vite tout le troupeau y est passé. La ville allait
être détruite. Le roi a dû prendre une cruelle décision
: son repas hebdomadaire on allait le tirer au
sort, deux personnes à sacrifier pour prendre la place
des moutons. Des jeunes filles ! De la chair tendre et
fraîche. Il les engloutissait toutes crues. Parfois une
seule, plus dodue, lui suffisait. Repu, il s’endormait
comme un lézard au soleil.
Le jour est arrivé où il les avait toutes mangées
les filles du bourg ! Fallait pas le laisser à jeun, le
monstre. Poussé par la foule, le roi a dû se décider. Et
donner la seule qui restait, même si c’était sa fille !
C’est elle qu’on voit là, sur la pierre.
Est arrivé ce qui devait arriver… Croquée toute
crue !
Et bien non, pas du tout. Même pas peur, la princesse !
Regardez ses mains, elle s’apprête à défaire sa
ceinture. Mais non elle ne va pas se déshabiller ! Sa
longue ceinture elle va la passer au cou du dragon et
le ramener en laisse tranquillement dans sa grotte.
C’est plus facile car le dragon est blessé, le chevalier
lui a donné un coup de lance. Mais écoutez-la :
— Tu crois m’impressionner avec ton armure dorée ?
Prétentieux ! Pourquoi l’as-tu blessé ? Range ton
épée ! Avec ma beauté et ma douceur, mes seules armes,
regarde, espèce de brute, j’ai le pouvoir de venir
à bout de tous les dragons du monde, même ceux qui
hantent tes cauchemars. Avec ma ceinture magique,
je peux tous les apprivoiser !


Le Combat de saint Georges et du Dragon, c’est
le nom de cette scène du retable de Bergheim. Mais
saint Georges avec son armure plaquée or a tout l’air
d’un accessoire décoratif superflu.
Le dragon, lui, est assez curieux. En fait c’est un
lézard, le peintre a dû prendre modèle sur celui qui
logeait dans une fissure du mur de son atelier. Mais
il en a gonflé le corps à grand renfort d’injections
d’anabolisants pour en faire une créature qu’il voulait
effrayante. Pour moi, cela reste un gros lézard
placide. Un coup d’épée et il se dégonflerait comme
une baudruche. C’est d’ailleurs le rôle du chevalier en
armure. Mais c’est surtout cette princesse qui attire
tous nos regards. C’est elle qui mène le jeu. Devant
l’autel et ce retable, il y a cinq siècles les Templiers
de Bergheim en restaient pantois. Avoir fait voeu de
chasteté et subir le spectacle d’une telle beauté ! Le
supplice de Tantale… Taille fine, poitrine menue enserrée
dans le velours rouge de sa robe. Comment
suivre l’office religieux sereinement dans ces conditions
? Elle porte une couronne sur ses tresses dorées,
des tresses enroulées elles-mêmes en couronne. Un
mix entre la coiffure de Leia l’héroïne de Star Wars et
celle d’une ex-première ministre ukrainienne.
Bien campée au milieu du tableau, sur une sorte
d’estrade, une pierre plate entourée d’un semis de
petites fleurs, elle se tourne vers nous, elle baisse les
yeux, timide, mais elle nous regarde. Toute en courbes
légères. Un séduisant déhanchement, mais rien
d’aguicheur. Innocente, pudique, candide même. Ses
mains jointes se séparent et s’engagent dans un mouvement
charmant, comme pour une danse. Comment
dire ? Elle me fait fondre. Comme elle faisait
fondre l’acier trempé des moines soldats. Et elle réveille
en moi un petit air oublié, une vieille chanson
qui parlait de biche et de chevalier. Et de loup. Une
chanson douce que chantaient les mamans…


Charles le gardien amoureux, je le comprends.
Moi aussi j’aime les princesses blondes et les chansons
douces. Je sais, on me dit un peu nunuche. Mais
elle est si jolie la princesse de Bergheim.
« Et sa peau est douce,
comme la mousse des bois…
»
Et surtout je dois l’avouer, il y a peu, je suis sûr de
l’avoir aperçue dans la vraie vie, la princesse. Elle traversait
d’un pas aérien la rue d’Unterlinden. C’était
bien elle, et sa robe de velours rouge à la taille serrée
par une longue ceinture étincelante. Elle ne s’est pas
retournée. Je n’en ai encore parlé à personne, on se
moquerait de moi. Mais depuis, je rêve de la revoir,
peut-être pourrais-je croiser son regard. Elle est vivante.
Mais ces mots que monsieur Charles m’a jetés à la
figure… Tous les dragons de notre vie ne sont peut-être que ?


 

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6 octobre 2023 5 06 /10 /octobre /2023 09:38
La joie nous portera

La joie nous portera Prescilla Durand  

Collection Dépendances 164 pages

 

 

Mes Vosges
Années 2000

 

Le froid glaçait mes doigts. Heureusement, je ne conduirais
que pour l’aller. Derrière moi, Julie était un poids plume. Le
scooter rebondissait alors qu’elle entonnait la dernière chanson
à la mode en tordant du cul.
Il m’avait fallu des années pour réussir à la saquer, cette petite
blonde un peu trop rasta pour moi. Maintenant on faisait les
quatre cents coins des Vosges ensemble. Nos parents n’étaient
pas regardants, n’importe quelle excuse faisait l’affaire. On
filait où on voulait sur nos scoots’, aujourd’hui à deux sur le
mien pour économiser l’essence. On dormait où on pouvait,
quand aucune de nous deux n’était en état de reprendre le
guidon.
Il y a deux semaines on était montées jusqu’au chalet de
chasseur le plus paumé du monde. Et c’était pas une partie de
plaisir de grimper les côtes quand y’avait rien sous le capot. Nos
engins faisaient un boucan du diable. Le chalet était apparu
minuscule au milieu de la forêt immense, une ombre entourée
de neige. Avec les copains, on n’avait pas tenu longtemps
autour du poêle à bois qui nous enfumait, mais quand même.

Historique. La route était presque déneigée jusqu’au bout,
mais il y avait bien un mètre devant la porte.
La route défilait, la neige avait fondu cette semaine. Je me
méfiais tout de même des lignes blanches pour ne pas glisser.
Le père m’avait acheté une daube, les roues de ce scoot’
étaient deux fois moins larges que celles des autres de la bande.
J’étais tombée plusieurs fois, et dès le premier jour où je l’avais
essayé avec le daron sur le parking de l’Intermarché. Fallait
voir la gueule de la mère quand j’étais rentrée en sang.
Je ne lui avais rien demandé au père. J’aurais préféré une
mobylette moi, comme les garçons. Il me faisait toujours des
cadeaux trop chers que je n’avais pas demandés. Le pire c’était
qu’il avait un diplôme de mécano mais qu’il ne voulait pas
me le débrider. À cause de l’assurance, un truc comme ça.
J’atteignais difficilement les soixante à l’heure en descente, les
potes se foutaient de ma gueule.
Le vent me gelait les pieds maintenant, malgré les bottes. Il y
avait tout de même plus de trente minutes à faire à cinquante à
l’heure pour rejoindre les mecs. Heureusement, c’était presque
plat pour aller chez eux. Je n’avais jamais entendu parler de
ce patelin avant. Vecoux. Oui, pas de problème, je viendrai,
j’avais dit à Ben.
On s’était rencontrés à un concert. Julie m’y avait traînée.
Les concerts de reggae c’était pas mon truc. Mais c’est vrai
qu’après avoir taxé des lattes sur des joints à droite à gauche,
on était bien. Elle a reconnu un mec qu’elle connaissait, on
s’est posées avec lui et sa bande.
Les potes de Ben voulaient qu’il embrasse Julie mais il
n’arrêtait pas de me fixer, ses yeux tout marrons brillaient dans dans
la salle sombre. Il avait ce petit sourire en coin qui m’avait
fait craquer. Il portait un t-shirt de rock. Aucune idée du
groupe, mais ça se voyait tout de suite que c’était plutôt un
métalleux comme moi. Je n’ai pas attendu qu’on papote pour
l’embrasser, à l’arrache, devant tout le monde, avant même
d’avoir échangé un mot. Après je me suis rassise, comme si
de rien n’était et il a continué à me regarder avec ses yeux qui
brillaient. Ce n’est qu’après qu’il m’a demandé comment je
m’appelais, « Lilly » j’ai répondu alors qu’il notait mon numéro
dans son portable.
Le lycée avait commencé, je me sentais un peu pousser des
ailes. C’était la vraie vie, enfin.

 

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11 avril 2023 2 11 /04 /avril /2023 17:36
RÊVER GRAND ou l'éloquence de le tomate

RÊVER GRAND  ou l'éloquence de la tomate > Bruno Ricci, collection Dépendances

 

Formé au Théâtre national de Strasbourg (1989-
1992), Bruno Ricci intègre le Jeune théâtre national
pendant quatre ans. S’en suivront plusieurs créations
sur toutes les scènes nationales de France tant dans le
répertoire classique que contemporain. Il portera ces
créations jusqu’en Chine et en Amérique du Sud. Il est
aussi l’auteur d’un spectacle solo et l’interprète de trois
autres qui connaîtront un grand succès notamment
au Théâtre du Rond-Point à Paris. On le retrouve également
dans plusieurs productions cinématographiques
sous la direction de Costa-Gavras, Jean Becker
et autres, partageant l’affiche avec Gérard Depardieu,
Gad Elmaleh, Kevin Costner ou Tommy Lee Jones
(productions américaines). Il est aussi au casting de
nombreuses séries télévisées. Il se forme aux arts martiaux
en pratiquant assidûment l’aïkido, le tir à l’arc
et le tai-chi.
Rêver Grand ou l’éloquence de la tomate est son
premier texte littéraire.

 

La dernière image qu’il conserva de sa soeur,
c’était ce bateau quittant la baie de Naples pour
les États-Unis.
Pressentait-il qu’il ne la reverrait qu’une seule
fois, quarante ans plus tard ?
Il resta sur le quai, saluant de la main, jusqu’à
ce qu’il ne vît plus qu’un petit point blanc dans la
brume de chaleur.
Il avait mis ses plus beaux habits pour se rendre
à la ville. Il voulait surtout que sa soeur garde en
mémoire une élégante image de lui. Pas celle du
paysan qu’il était, vêtu de la même veste élimée,
couvrant un pantalon tenu par une ficelle, surplombant
des chaussures sans forme.

Le chemin de retour se fit de la même manière
qu’à l’aller, en bus. Cinq heures étaient nécessaires
pour parcourir les cent quatre-vingts kilomètres,
dont cent étaient des lacets qui demandaient
adresse et prudence, pour rejoindre le village accroché
à la montagne de façon pittoresque.
Les routes étaient si étroites et pentues qu’elles
interdisaient de passer la deuxième vitesse sur une
grande partie du trajet.
La température estivale mêlée aux gaz d’échappement,
dont une bonne partie restait à l’intérieur
de l’habitacle, rendait le voyage nauséeux.
Le front contre la vitre, dans un mélange de
sentiments allant du désespoir à la solitude en
passant par la colère et l’impuissance, il pensait
à sa soeur voguant vers l’inconnu, entassée avec
d’autres dans une cabine sans hublot.
Elle, elle avait eu ce courage-là !
Cette pensée était une torture le renvoyant à
sa propre inertie. Prendre une décision radicale
n’était pas encore à sa portée.
Pour étouffer l’angoisse naissante, il sortit son
sandwich et l’avala sans appétit.
Regardant défiler un paysage de conifères et de
champs inclinés, il essayait de trouver des réponses
à son immobilisme et à son acceptation.

Avec bon sens, il se demandait si l’on naît pour
ne suivre qu’un seul chemin sans vérifier si c’est
le bon.
Jusqu’où doit-on subir et quand doit-on agir ?
Les virages s’enchaînaient comme des vagues le
rapprochant toujours plus de l’endroit qui lui devenait
insupportable par ce qu’il lui infligeait.
Il n’avait pas décidé de naître là mais il déciderait
de l’endroit où il mourrait. C’était un désir,
profond certes, mais pas encore assez violent pour
qu’il devienne réalité.

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9 novembre 2023 4 09 /11 /novembre /2023 11:05
Prix Erckmann Chatrian 2023

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27 février 2023 1 27 /02 /février /2023 10:58
Les silences d'Irène

Les silences d'Irène de MJ Gonand Stuck Collection Dépendances

 

 

Prologue

 

Irène est morte aujourd’hui, 31 décembre 2022. Je l’appelle par son prénom car pour moi elle ne fut pas seulement une grand-mère. Certes elle m’a souvent gardée quand j’étais petite. Ma mère, Marie, sa fille aînée, avait soudain décidé de travailler. Elle s’était rassurée en me confiant à cette femme tranquille, bien ancrée dans une vie bourgeoise et familiale. Sa propre génitrice.

Je garde depuis l’enfance un lien particulier avec Irène. Devenue adulte, j’apprends à déceler des failles dans sa carapace de dame qui va toujours bien. Bien sûr je ne sais pas tout. Parfois je devine. Irène détestait les festivités de la Saint-Sylvestre. Elle trouvait que ça sonnait faux, qu’on faisait semblant d’être joyeux. C’est sûrement pour ça qu’elle a pris la tangente dès aujourd’hui. Je lui avais pourtant promis de rester auprès d’elle en sirotant quelques coupes de champagne. Selon nos vieilles habitudes. Elle se disait bonne vivante angoissée ou bien mélancolique joyeuse. Je crois être née sous la même étoile.

J’ai quitté mon époux il y a trois mois. Depuis, je vis chez elle. Les fenêtres de ma chambre donnent sur le fouillis de verdure de son jardinet. Je me sens bien ici. Presque sereine. Mon mariage idiot n’aura pas duré plus de six mois. Maman m’en veut après tous les frais inutiles d’une réception grandiose et surtout pour le qu’en-dira-t-on. Épinal est une petite ville de province où on aime dégoiser sur son prochain. Irène elle, sourit de mes folies. Elle ne me voyait ni en « femme de » ni en mère comblée avec deux ou trois marmots. Elle avait cent fois raison. Bientôt je m’en irai. Le plus loin possible. La seule qui me retenait encore ici n’est plus, alors…

Je déteste écrire. Dès l’école primaire j’ai du mal à formuler mes émotions, à raconter une histoire. Alors si je me fends de quelques lignes, c’est pour honorer la mémoire de ma grand-mère et la faire découvrir. Je ne sais pas encore à qui. Les lecteurs apprendront qu’elle n’était pas aussi lisse qu’elle en avait l’air.

Ces derniers temps, elle perdait de plus en plus souvent le fil de sa pensée. Elle commençait une phrase, la laissait en suspens puis partait ailleurs. Lucide quant à ses troubles, elle m’a confié son désir de mourir. Elle dit qu’elle a connu tout ce qu’il y avait à connaître. Elle dit qu’elle a fini son tour. Les bulles du champagne n’allument plus d’étincelles dans ses beaux yeux gris. Avant-hier soir, elle m’a avoué avoir de temps à autre gribouillé ses impressions de vie. De façon très épisodique. Écrire lui faisait du bien. Au début avec le beau stylo plume MontBlanc offert par son homme. Plus tard sur l’ordinateur. Elle en a bavé avec Word. À toi de les retrouver, ça te fera une distraction quand j’aurai passé l’arme à gauche. Tu liras mon charabia intime. Tu verras. Je ne suis pas celle que vous croyez. Voilà ce qu’elle m’a sorti avec son p’tit sourire en coin et ses yeux qui plissent. Voilà de quoi m’intriguer.

Alors je fouille. D’abord son bureau. J’y découvre des dizaines de photos de moi dans la petite enfance. Ensuite sa chambre dont l’armoire lorraine contient uniquement des fringues du siècle dernier, des sous-vêtements peu affriolants et un collier de chien gravé Youpi. Ma quête reste vaine. Je vais dans le frigo en espérant trouver quelque chose à boire. Après tout c’est presque Nouvel An. Il est vingt-trois heures trente. Dans la porte, sa dernière bouteille de Roederer. Me revoilà la larme à l’oeil. Nous ne la boirons pas ensemble. Mais je vais l’ouvrir en pensant au plaisir enfantin qu’elle avait quand je faisais sauter le bouchon.

Après trois coupes, je décide de faire un break. Je dois poursuivre mes investigations. Elle est bien capable de m’avoir fait une mauvaise blague. Je persévère quand même. Dans le quatrième tiroir du buffet de la cuisine, je découvre un bouchon de champagne 1/1/2000, un cahier un peu collant de recettes manuscrites et… des feuillets pliés n’importe comment dans une pochette plastique bleue. Bingo, ce sont bien là les souvenirs emmêlés de feu Irène. À côté, emballées dans un mouchoir brodé, des lunettes à monture en plastique rose aux branches archi-mordillées. Irène détestait les lunettes. Elle ne portait ses binocles rouges que pour lire ou recoudre un bouton.

Délicatement je sors le trésor froissé de son étui. Je vais passer la nuit à tout remettre dans un ordre par moi inventé. Histoires d’hier, événements d’aujourd’hui. Pas facile de cheminer dans sa vie, surtout pour la partie manuscrite. Ma patience sera récompensée. Pendant ma lecture, j’irai de surprise en surprise. Sauf la fin de l’histoire. Je la connais déjà.

Gabrielle

 

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26 janvier 2023 4 26 /01 /janvier /2023 16:31
Ainsi parlait Célestine

Ainsi parlait Célestine

" Ainsi parlait Célestine " d'Alexis Legayet 160 pages Collection Borderline

Chapitre I


La nuit venait enfin de tomber. Francis tendit un long
moment l’oreille. Aucun bruit dans la maison. Il descendit
sur la pointe des pieds les marches de l’escalier, s’enveloppa
de sa veste de laine, puis ouvrit délicatement la porte. Chut !
Concentration totale... Ne pas trop bousculer cette vieille
quincaillerie. Mmmoui, c’est parfait !
se félicita-t-il. Pas même
une vibration. L’homme s’engouffra dehors. Ne restait plus
maintenant qu’à refermer la porte. Il avait la technique. En
tenant de l’index de la main gauche le battant et du pouce la
porte, on pouvait opérer une poussée quasi chirurgicale avec
l’autre main, et éviter ainsi tout bruit intempestif. Une goutte
de sueur perla sur son front blême. Encore un millimètre,
voilà... c’est fait !
Francis Durand souffla. La moindre erreur
tactique et c’en était fini. Il tendit à nouveau l’oreille, tout
en scrutant attentivement les ombres du jardin. Éclairés par
un réverbère, les arbres frétillaient sous une brise légère. Une
forme se détachait près du vieil acacia... Francis retint son souffle.

Mais non, c’était l’ombre d’une branche ondulant sous le
vent
; il n’y avait rien à craindre. On pouvait avancer. Toujours
sur la pointe des pieds, pour ne pas faire crisser le gravier, il
fit le tour de la maison et se tapit derrière le garage. Là, il
était invisible. Aucune fenêtre de sa maison, ni même de celle
des voisins, ne donnait en cet angle précis. Après s’être assuré,
une dernière fois, de ne pas avoir été suivi, Durand engouffra
sa main dans sa poche et, sourire rusé aux lèvres, y délogea
une boîte rectangulaire, tout tremblant d’émotion. L’heureuse
pénombre lui évita de rencontrer des yeux l’image de peau
pourrissante subtilement incrustée tout autour du paquet. Il
en tapota d’un doigt le fond et en tira une longue tige blanche
qu’il déposa délicatement entre ses lèvres, tout en fermant
les yeux. De l’autre main, il se mit à fouiller dans sa poche
intérieure. Et le vent du plaisir commença à tourner. Bon
Dieu, mais, où c’que j’l’ai foutu ?
Il était pourtant sûr de l’avoir
rangé là. Non, mais, c’est pas possible ! lança-t-il en palpant avec
frénésie ses vêtements. Et, soudain, une flamme vermeille
illumina la nuit.
« C’est ça que tu cherches, Papa ?
D’un geste réflexe, Durand arracha sa cigarette de sa bouche
et la broya dans sa main, pendant que, de l’autre, il faisait disparaître
le paquet interdit dans la poche de sa veste.
- Ah, c’est toi, ma chérie ? Tu... tu m’as fait peur. Qu’est-ce
que tu fais dehors ? lança-t-il en prenant l’air le plus détaché
qu’il lui était possible.
- Je prends l’air... l’air pollué. Et toi ?
- Moi aussi. Euh... tu n’as pas école demain ?
- Si. Et toi, tu ne vas pas au travail demain ?
- Si, oui aussi... Il faudrait peut-être aller se coucher.
- Peut-être, en effet. Il est tard.
- Bon, alors j’y vais. Tu me suis ? proposa Francis Durand,
en ébauchant un pas en direction de la maison.
- Papa ! l’arrêta net Céleste, d’un ton ferme et glacé.
- Oui, Célestine ?
- Donne-moi le paquet !
- Que... quel paquet ?
- Ne fais pas l’innocent, allez, donne-le-moi ! »
 

 

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13 janvier 2023 5 13 /01 /janvier /2023 13:10
Le roi père

LE ROI PÈRE  Richard Sourgnes 192 pages Collection Dépendances

 

 

 

1
Une main me secouait l’épaule. Avant même d’ouvrir l’oeil,
j’ai perçu l’odeur de tabac et compris que c’était mon père qui
me réveillait. Puis, j’ai vu le bout brasillant de sa cigarette et la
forme de sa tête découpée dans la pénombre. Penché au-dessus
de moi, il vérifiait si mes paupières s’étaient soulevées. « C’est
l’heure », il a dit, après quoi il a quitté ma chambre en laissant
la porte entrebâillée, pour qu’un peu de la lumière du couloir
arrive jusqu’à moi.
J’avais oublié que nous devions nous lever si tôt. Tel un
automate j’ai quitté la chaleur de mon lit, me suis traîné jusqu’à
la salle de bain et débarbouillé à la va-vite. Retour ensuite dans
ma chambre, où mes vêtements m’attendaient, entassés sur une
chaise : mon vieux jean, tricot de peau, chemise, pull. Voir que
j’avais choisi mon plus vieux pantalon, celui réservé aux travaux
salissants, m’a rappelé la raison de ce réveil en pleine nuit. J’ai
sorti de la penderie ma parka fourrée. Parce que tout de même
on irait jusqu’aux Pyrénées, jusqu’à leur pied, du moins, et
qu’on ne savait pas quel temps il ferait là-bas. Ce qui était sûr,
c’est que nous étions déjà en novembre et que les belles journées
dorées de l’automne étaient loin derrière nous.
Dans la cuisine, mon père achevait une cigarette devant
son bol de café. De l’autre côté de la vitre, le ciel était noir.

L’éclairage de la rue ne pouvait pas grand-chose contre la
nuit, le lampadaire en face de chez nous fonctionnait mal. Il
s’allumait quand ça lui chantait. Les services techniques de
la ville étaient venus plusieurs fois l’inspecter, mais rien n’y
faisait.
Notre cuisine, elle, n’était éclairée que par une ampoule,
celle au-dessus de la gazinière et de l’évier. C’était bien suffisant.
Si ma mère s’en était mêlée, j’ai pensé, elle aurait tout
allumé d’un coup, façon balisage de piste d’aéroport, sans le
moindre égard pour mes yeux encore à moitié endormis. J’ai
mélangé le lait à la poudre de cacao et chauffé le tout sans détacher
mon regard du feu sous la casserole. Ses flammes bleues
m’hypnotisaient.
Je n’ai réagi qu’en voyant la mixture à deux doigts de
déborder. Après l’avoir versée dans mon bol, j’ai sorti du frigo
le beurre et la confiture, puis j’ai coupé en tranches le reste
de pain de la veille. Les unes après les autres, j’ai piqué les
tranches à la pointe d’un couteau et les ai présentées au-dessus
du feu. Parfois une étincelle sautait sur le pain et s’y accrochait
en grésillant. L’odeur de brûlé se mêlait à l’arôme du café et à
celui, plus douceâtre, du chocolat.
Une fois mes tartines confectionnées, je me suis installé à
table en face de mon père, qui tirait ses dernières taffes. Il
était déjà équipé, prêt à partir : salopette bleue délavée, pullover
et, suspendue à son dossier, son éternelle canadienne au
col en fausse fourrure. Sa barbe lui mangeait le bas du visage,
bien que je sente sur lui le parfum de son aftershave Aqua
Velva. C’était son désespoir, de ne pouvoir avoir les joues lisses
d’un premier communiant, même après s’être raclé la couenne
consciencieusement.
Nous n’avons pas parlé. En ce qui me concernait je serrais
les dents ou, pour être exact, mes mâchoires refusaient de se
décrisper, comme si le silence de la nuit me cimentait la bouche.
Je n’étais pas du matin, je supportais mal qu’on m’adresse la
parole tant que mes idées n’étaient pas en place. Et j’avais envie
de croire que chez lui c’était pareil, que c’était un trait que
nous avions en commun, de même que les cheveux frisés et
les poils enkystés de nos jambes qui nous faisaient des cuisses
et des mollets en peau de poulet ; la comparaison s’arrêtant là,
parce que ses jambes à lui étaient fortes, les miennes à peine
plus musclées que des pattes de coq.
« Tu t’es habillé assez chaud ? Ça caille », a-t-il fini par
me demander, arrachant avec difficulté les mots à sa gorge
enrouée. Il n’était pas tout à fait opérationnel lui non plus.
Juste en préchauffage, comme moi.
Dès qu’il a eu vidé son bol il s’est levé. Je me suis dépêché de
l’imiter. Il était sans doute pressé de griller une autre clope, et
cela ne pouvait se faire que dehors, s’il ne voulait pas empuantir
la cuisine et s’exposer aux foudres de ma mère.
Nous sommes sortis. La rue déserte, sous la sombre coupole
du ciel, semblait ne mener nulle part, ou au moins se perdre
dans les ténèbres.
La ville dormait lorsque nous l’avons traversée, direction
route de Perpignan. Les réverbères éclairaient pour rien des
trottoirs vides, et aux carrefours les feux clignotaient orange.
En passant devant les cafés, nous apercevions leurs chaises
encore empilées, ces sortes de chaises dont les pieds obliques
font qu’elles s’emboîtent et qu’on peut les entasser. A peine
avons-nous vu une boulangerie ouverte, son enseigne brillant
au-dessus d’une vitrine éclairée, mais il n’y avait personne
à l’intérieur. Jamais encore je n’avais vu la ville aussi morte.

Première fois que je me levais de si bon matin. Il m’était
arrivé déjà de partir tôt avec mon père, mais jamais pour une
destination aussi éloignée.

 

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21 octobre 2022 5 21 /10 /octobre /2022 17:12
PRIX ERCKMANN CHATRIAN 2023

Le gars de la combe Alixe Sylvestre ETT / collection Dépendances

 

Ma combe
 

 

Lol, c’est moi.
Je suis arrivé dans ma combe en automne, il y a trois ans et
j’y suis resté un peu moins d’une année. Une combe c’est un
plateau niché en haut d’un paysage et dominé par des versants
escarpés, les crêts.
Entre combe et tombe, il n’y a qu’une lettre qui change !
Quelqu’un, l’un de ces oiseaux de malheur qu’on croise
quand on est sur la route, m’avait juré que par là... (je ne veux
pas trop préciser pour vexer personne), je trouverais à me planquer,
pas de grands champs labourés, pas de vignes, même pas
de moutons, surtout de la friche et de la roche. Avec de l’eau
qui pisse de partout mais au moins tu peux boire et te laver. Si
tu veux qu’on te fiche la paix, c’est le pied, mais attention de
pas te faire piéger par l’hiver. A partir de cinq cents mètres, ça
neige bien. Pas de station, pas de skieurs de fond, c’est le trou
du cul du diable, mais quand t’as le malheur aux trousses...
Au moins personne pour te piquer ton matos de survie. La
malveillance est la règle dans ce sous-monde-là où je rôdais
alors comme une bête sans collier.
J’avais décidé de m’éloigner de la ville, craignant pour ma
chienne, qu’on me la vole, qu’on lui fasse du mal par pure
cruauté. Certains teigneux n’ont plus que ça, l’envie de taper,
tuer. Ils ont perdu leur humanité. Des fauves. Je n’en étais pas
là. Merci maman !

 

Je viens d’atterrir à Rochelon-le-Petit, ses maisons à califourchon
sur la côte embroussaillée. La plupart, avec les volets
clos, arborent un panneau à vendre qui date et on se doute que
le site ne fait pas envie à ceux qui ont des sous pour acquérir
une résidence secondaire. Je parcours le patelin, des rues
étroites en sens unique qui débouchent parfois sur une issue
incertaine et souvent sur le ruisseau qui arrose le bled. Un
gros village, enfin moyen, avec une boulangerie, une boucherie
et sans doute autant de chômeurs que d’actifs rémunérés.
Et puis des vioques, méfiants, froussards. Mais j’ai tort sur ce
point, ayant pris l’habitude de généraliser. Je ne réfléchis plus,
je ressasse des clichés morbides. Le prêt-à-penser du SDF : les
autres veulent pas de moi alors moi non plus je ne veux pas
d’eux.
Je viens de me garer, on peut le faire devant la mairie sans
le moindre ticket. Je crapahute jusqu’à la boucherie en laissant
Soie dans la voiture. Soie, c’est moi qui l’ai baptisée, Soie, le
seul amour qui me reste. Ma chienne couine comme chaque
fois que je m’éloigne un instant.
A la boucherie, les clients habituels me lorgnent sans sympathie,
sans hargne non plus, ils observent une sorte de tolérance
douteuse. Je suis mal à l’aise, pas douché depuis trois quatre
jours, je dois puer et ça m’énerve d’en avoir encore quelque
chose à cirer. J’achète le saucisson le moins cher et demande
au boucher des restes pour ma chienne. Le bonhomme à la
grosse bedaine me regarde de travers, je n’obtiens qu’un petit
bout de couenne et un os trop gros. Les bons restes c’est pour
la clientèle, le reste des restes, il préfère le jeter plutôt que me le
filer. Je suis probablement de passage, tant mieux, il ne va pas
s’embêter avec moi. Mais là aussi, j’exagère un peu. La vie sans
filet m’a fait glisser de la prudence à une méfiance chronique.
J’ai la haine et besoin de celle des autres pour la conforter.
A la sortie de Rochelon-le-Petit, j’emprunte (pas sûr que je
penserai à le rendre un jour) un pauvre chemin qui a été goudronné
au moins une vingtaine d’années plus tôt. Une pancarte
en bois vermoulu indique le Grand-Haut, et précise cascade
à trois kilomètres. La chaussée perd vite son revêtement, puis
rétrécit, se troue, se tord et après une série de lacets laborieux,
plonge dans la végétation sans crier gare. Bientôt, les fourrés
cessent de croître et font place à un sol caillouteux, au pied
d’une muraille dentelée, les crêts.
Ma voiture, un break poussif a toussé, puis rendu l’âme,
le raidillon a eu raison d’un moteur mal entretenu qui doit
tourner sans huile depuis trop longtemps. Peut-être qu’un bon
mécano saurait le retaper, peut-être qu’avec des sous on peut
faire des miracles. Je ne suis pas en mesure de chercher un dépanneur
et puis je n’ai plus d’assurance. Par la force des choses,
nous sommes parvenus à l’endroit que mon informateur de
malheur m’a indiqué. Nous, Soie et moi.
C’est donc là le Grand-Haut comme ils l’appellent en bas,
un site pas mis en valeur, sans table d’orientation, dieu merci.
J’entend le bruissement du torrent pas très loin et cela me rassure
car c’est un son vivant. Je découvrirai bientôt la cascade
qui fait plus que chuchoter à une centaine de mètres.
Je pousse la voiture un peu en contrebas, derrière une haie
sauvage piquante, entrelacée de ronces et d’épines, devant un
mur délabré habillé de lierre. Il a dû y avoir là, naguère, un abri,
qui sait, une maison. Je suis arrivé à destination. Nulle part.
Mais avec un curieux sentiment d’être raccord à mon destin.
L’automne tire à sa fin, ras-le-bol de repeindre les feuillages et
tutti quanti, faire le beau pour pas grand monde de passage...
J’ai pris l’habitude de parler aux arbres et ils me répondent
en agitant les branches. Les grandes pour les consonnes, les
petites pour les voyelles. Et des feuilles rougies, il y en a maintenant
plus par terre que sur les branches. Le vent ne se gêne
plus. A cette altitude la température ne me fera pas de cadeau.
Ni à moi, ni à l’autre qui ne me lâche plus avec ses conseils,
bien au chaud à l’intérieur, sous plusieurs couches de peau.
La première nuit, je caille, dans ma caisse, malgré ma chienne
serrée contre moi.
L’autre qui sait toujours tout la ramène. T’as qu’à retourner
du côté de la civilisation, demander de l’aide, les services sociaux,
c’est pas fait pour les chiens. J’y ai déjà goûté, mais ça
ne me dit trop rien de me mettre à genoux. Je suis à l’envers
de moi-même. Un rebelle qui n’a pas les moyens de sa dignité.
J’ai froid, faim et honte. La honte m’est venue récemment.
L’autre me met la pression : t’as qu’à redescendre avant les
grosses gelées, pour survivre. Il a pas tort, n’importe qui de
sensé refuserait de s’enkyster là, dans cette combe paumée.
Je sais bien.
Plus aucune pomme à ramasser dans les vergers. La plupart
des fruits sont pourris. Il me reste encore un sac de noix mais
pas de quoi tenir longtemps. Dans cette contrée, pas de Secours
Catholique ou Populaire à proximité, ni de Restos du
coeur, d’ailleurs encore fermés pour des semaines. Zoner, c’est
une occupation à temps plein, faut choisir, ou bien la ville
avec les aides, de la bouffe par-ci par-là et la manche en désespoir
de cause près d’une église, ou alors la cambrousse, tu as la
paix mais tu peux crever en hiver.
Je sais, je sais.
Ma faim finira par devenir plus forte que la honte. La faim
de la chienne surtout, il faut trouver vite un peu de tune et
c’est pas dans la pleine nature que je vais en dénicher. Il me
reste cinq euros et une boîte de sardines... pas top pour Soie.
Je sais bien.
Des questions, je m’en pose toute la journée et l’autre qui
me donne le tournis avec ses réponses carrées. Il a bossé le
QCM du bien-pensant, ma parole ! Pour finir, avant que me
dégringole dessus une nuit d’arrière-saison poisseuse, je descends
à la boucherie acheter un saucisson avec le solde de mes
économies. Soie et moi, on a trouvé extra celui de la veille.
Aïe ! Il me manque cinquante centimes. Faussement désinvolte,
je demande s’ils peuvent le couper en deux, leur saucisson,
je n’en prendrai que la moitié, ce sera bien suffisant pour
l’entrée de mon repas du soir... La bouchère regarde son boucher
de mari et tranche : c’est bon ! Elle emballe le saucisson
entier dans le papier libellé à leurs deux noms et me le tend
sans prendre ma monnaie, en ajoutant que ça me fera aussi
le plat du jour. Attrape, connard ! Son homme me donne
un autre paquet, quelques bricoles sanguinolentes pour ma
chienne, il se souvient que j’en ai une qui doit être aussi affamée
que moi. Leur gentillesse, du coup, c’est comme une
claque. Une cliente aux cheveux bien blancs vient de sortir
juste derrière moi et m’invite à la suivre jusque chez elle, dans
sa bicoque près de l’église en me faisant miroiter un café et des
croquettes pour le chien. Je lui emboîte le pas, comme dans un
mirage. En lévitation. Sa cuisine est chaude, grâce au poêle à
bois, un blanc comme celui qui a réchauffé mon enfance. On
me fait asseoir et je bois mon café dans un bol posé sur la toile
cirée à fleurs, en y trempant trois petits beurres. Soie engloutit
au moins deux cents grammes de croquettes qui doivent être
périmées depuis la probable mort du chien de mon hôtesse.
La vieille dame ne pose pas de questions. A son âge, elle
possède les bonnes réponses sur les situations évidentes. Elle
me file le reste du paquet de petits beurres et celui de croquettes
également. Ce sont les meilleurs petits beurres de toute ma
vie. Ma bonne fée hausse les épaules. Elle regarde ailleurs, du
côté de la fenêtre, ou de la porte. Putain, je lui fais pitié ! Elle
vient juste de s’acheter une bonne conscience en se délestant
de quelques biscuits et croquettes. Et maintenant, on me prie
de déguerpir. Mamie a son émission de jeux débiles à mater.


 

 

 

 

Dans les yeux d’Émilie
Le temps que Gauthier aille aux toilettes, Émilie avait fait
le tour du studio et pilé devant le manuscrit posé à côté de
l’ordinateur. Il en avait fait une première impression par précaution.
C’était brut de décoffrage avec les fautes de frappe.
- Pas mal ton roman !
Fine guêpe, Émilie faisait semblant de n’avoir pas repéré les
coquilles ou alors elle avait pigé que c’était du premier jet.
- Pas touche, confidentiel ! Tu le liras quand ce sera en librairie !
On aurait dit que ça l’amusait qu’il vende son propre roman
parce qu’en fait, les libraires n’écrivent pas, d’habitude, se
contentant de vendre les livres des autres ! Sans les lire d’ailleurs,
tellement il y en a ! Des centaines à chaque rentrée ! Six cents,
elle croyait ! Il s’enquit de savoir jusqu’où elle était allée dans
la narration.
- Le début, le bled paumé, la voiture... J’ai adoré la scène à
la boucherie, la moitié d’un saucisson, ça m’a fait marrer ! Le
clebs, tu lui as donné le nom de ta chienne ?
- Oui ça lui fait plaisir, n’est-ce pas Soie ?

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14 septembre 2022 3 14 /09 /septembre /2022 14:10
Chute d'un séducteur

" Chute d'un séducteur "  de Rachel Valentin (réédition de "Délices d'amour amers").

 

INDEX DES PERSONNAGES
René-Igor Klupek, cadre commercial chez Floribo
Blandine Klupek, épouse de René-Igor
Véra Klupek, fille de René-Igor et Blandine
Lubim Klupek, père de René-Igor
Josée Klupek, épouse de Lubim et mère de René-Igor
Natoulia, grand-mère de René-Igor
Aleksei, grand-père de René-Igor
Li Zhou, universitaire chinois
Nuan Zhou, épouse de Li Zhou
Lucien Levène et Fabrice Dèledongau, syndicalistes chez Floribo
Patricia Leminion, employée chez Floribo
Sara Piccini, créatrice des Biscottini Bamburini
Mimmo, bras droit de Sara
Pascal Leroy, DRH chez Floribo
Clotilde Moucherot, disquaire
Jean-Claude Racine, commercial chez Floribo
Eliette Racine, épouse de Jean-Claude Racine
Brigitte Legris, alias Beaux-Yeux, parfumeuse
Estelle, amie de René-Igor
Sophie, amie de Clotilde, Sara, Christine et Patricia
Laura, amie de Sophie
Christine, amie de Sophie et Patricia
Jean-Christophe, compagnon de Christine
Raymond Niloc, président de Floribo
Hermeline Niloc, épouse de Raymond Niloc
Kevin Leblond, comptable chez Floribo
Olivier Deville, architecte amateur de grunge
Lazlo LeGoff, gitan
Englo LeGoff, fils de Lazlo
Omar, gardien de nuit chez Floribo

 

 


Au petit matin, l’équipe de ménage découvrit René-Igor
Klupek, 45 ans, directeur des ventes de la SA Floribo et fils,
tassé dans son fauteuil directorial ergonomique grand confort,
dossier en maille aérée anti-transpiration.
Lourdes paupières sur regard vert, bouche sensuelle, mâchoires
saillantes, un homme taillé pour les conquêtes. Charge
érotique inentamée. Ne serait le malencontreux petit trou, là,
sous la tempe gauche, juste au-dessus d’une folâtre mèche poivre
et sel barbouillée de rouge foncé.

 

Blandine Klupek mâchouillait un radis-cheddar-cresson extrait
d’un saladier d’argent aux trois-quarts vide. Le reliquat
des tonnes de canapés engloutis par ses hôtes avec le Roederer
millésimé. Elle-même lestée d’une demi-douzaine de minisandwichs
au foie gras arrosés d’autant de coupettes, se sentait
pour une fois en empathie totale avec le reste de l’humanité, y
compris les deux exotiques qui lui faisaient face. Lui, l’air d’un
communiant, tout raide dans son costume sombre et sa chemise
écrue, elle large tailleur pantalon, masque sévère encadré
de deux bandeaux de cheveux noirs.
Crinière drue séparée par une stricte raie sans virage, il avait
avec dignité descendu une bouteille à lui tout seul. Il tentait à
présent de rassembler ses idées, de ramener à la surface deux
ou trois mots de globish pour meubler la conversation.
« Blâânh deu blâânh ! You shouldn’t have, dear small madam ! »
Petite bouche en coeur, ça fait toujours de l’effet la bouche
en coeur et ça camoufle cette cochonnerie de bout de salade
coincé entre incisive et canine, Blandine opinait d’un air entendu.
« Mais comment donc, cher monsieur. »
Chou ? Il a dit quoi, là ? Misère. Qu’est-ce que je réponds ?
Je souris, voilà, je souris. En les attendant. Ils m’ont bien laissé
tomber. Qu’est-ce qu’il est allé nous chercher des Chinois ? Et elle,
qu’est-ce qu’elle fabrique ? Elle avait dit sept heures. Il est huit
heures passées.

Quarante secondes plus tard, porte qui claque, coups de
talons sur le parquet à faire exploser les vitres, Véra arrivait
précédée d’un grondement de tremblement de terre. Grande,
mince à l’excès, petite bouche en coeur, elle était la réplique
de sa mère, les lourdes paupières mises à part. Sans un regard
pour l’auteure de ses jours, sans un mot d’excuse, elle fondit
droit sur les convives, les gratifia d’un nihao caressant, suivi
d’une succession de sons gutturaux, et émollients à en juger
par le soudain relâchement des occipito-frontaux chinois.
« Ah, Véra ! Ma petite Véra ! Viens là que je te contemple. Tu
n’as pas changé. Comme tu es jolie ! Tu veux que je te dise ? Tu vas
rire. Ta mousse au chocolat-bergamote a un succès fou. Mais
si, je t’assure. Et tu sais pourquoi ? Non, bien sûr, tu ne sais
pas. Eh bien voilà, c’est tout simple. Nous l’avons inscrite au
repas de fin d’année de l’université et par voie de conséquence,
elle a fait son chemin dans le Tout Nankin. Elle circule sous le
nom de mousse Véra. C’est amusant, non ?
- Ma chère enfant, comme vous semblez sûre de vous à présent.
Loin de la petite étudiante que j’ai connue, humiliée. Si,
si, je dis bien, vous vous sentiez humiliée de devoir disséquer
une souris comme un lycéen de terminale, comme un bleu,
disiez-vous. Timide, mais le caractère bien trempé. Jamais un
autre que vous n’aurait osé claquer la porte du labo en fourrant
la souris dans la poche du professeur.
- Qu’est-ce qu’ils disent, mais qu’est-ce qu’ils disent ? Véra,
traduis, bon sang.
- Pas la peine, que des conneries. »
Blandine se renfrogna. J’en ai assez. Et la soirée ne fait que
commencer
. Ses hôtes bombardés d’un sourire Ultra Brite, aïe
le cresson sur l’incisive, elle arrêta là les effusions, annonça
qu’on passait à la salle à manger, bras tendus vers la table dressée
comme pour le président Xi Jinping en personne et pria
Véra d’excuser son père. Il viendrait un peu plus tard dans la
soirée, retenu par une délicate négociation avec des prospects
réputés intraitables en affaires, des Asiatiques, tiens, justement.
Coup d’oeil appuyé.

A une heure vingt, libérée de son corset de bonnes manières,
affranchie des minauderies qu’elle s’était crue obligée de
distribuer toute la soirée, Blandine, moulue de partout, s’affalait
sur la couette de satin polyester, un goût tenace de beurre
d’escargot dans la bouche et l’amertume aux lèvres. Sans un
mot d’explication, portable muet, il avait eu le front de la laisser
toute seule se dépêtrer avec les Chinois qu’il avait pourtant
lui-même invités. Enfin ! Véra avait assuré. Encore heureux.
Si quelqu’un est responsable, c’est bien elle. Le mandarin. Tu vois
un peu l’idée. Elle spécule sur l’avenir. Faire espagnol, portugais,
à la rigueur gaélique ? Pas opportun, surtout trop banal. Mademoiselle
veut toujours sortir du lot, faire son intéressante. Tout
son père. Et où il est à cette heure-ci, celui-là ? Chez une de ses
pétasses, évidemment.

Blandine se tournait, se retournait dans son lit et son estomac
précédait le mouvement, bourré de tourte aux grenouilles
et de coq au vin. Elle avait mis un point d’honneur à sortir
l’artillerie lourde à l’intention de ses hôtes. Ravis de tant d’exotisme,
ils avaient repris deux fois de tous les plats, saucé leur
assiette avec entrain, fait un sort à l’aloxe-corton 2010, grand
millésime, puis, roses et frais comme une aurore de printemps,
ils avaient pris congé tout en courbettes.
A peine rentrés à leur hôtel, les Zhou étaient tombés d’accord,
jamais ils n’oublieraient le géromé fondant ni le vacherin
mirabelle flambé sous leurs yeux, ingurgités en cette délicieuse
soirée pas même assombrie par l’absence du père de Véra.
Pourvu qu’elle fût là, elle, avec sa mère.
« Charmante, cette madame Klupek, s’attendrit monsieur
Zhou.
- Limite idiote, oui, rétorqua son épouse. »
Pas besoin d’avoir fréquenté l’Alliance française pour s’apercevoir
que cette grande blonde maniérée avait la conversation
d’un calendrier des Postes. Comment cette femme pouvaitelle
être la mère de la jeune étudiante surdouée, timide et
un rien caractérielle accueillie quelques années plus tôt par
monsieur Zhou dans son laboratoire de sciences appliquées
de l’université de Nankin ? Véra avait alors dix-huit ans et ce
désarroi des adolescents choyés tout à coup délogés du cocon
familial protecteur. Il s’en étonnait lui-même, le docte professeur
d’ordinaire imperméable aux états d’âme estudiantins,
avait été ému. Plus qu’ému. Remué. Les yeux verts, le sourire
hésitant, la silhouette gracile avaient secoué Li Zhou, stupéfait
de sentir à nouveau gronder en lui ce volcan à jamais endormi
croyait-il, furieux de n’y rien pouvoir. Il n’était pourtant pas
n’importe quel jouvenceau inflammable, il était Li Zhou, professeur
des universités et en cela grandement assisté par le monolithe
marmoréen qu’était son épouse, il avait toute sa vie su
maîtriser ses poussées éruptives inopinées.
 

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25 juillet 2022 1 25 /07 /juillet /2022 11:15
C'était à chaque fois un petit vertige

C'était à chaque fois un petit vertige suivi de La Czardas de Monti par Daniel Konieczka

Deux récits teintés d'humour et de nostalgie sur le fil de l'Histoire et de ses bouleversements

 

1964, septembre
- Ich möchte, dass du mir eine kurze Nylonhose
schickst..
. Je voudrais que tu m’envoies une culotte
en nylon.
Jusque-là ça l’amusait plutôt, la babcia, mais elle
s’arrêta net à cette phrase, choquée ! La carte lui en
tombait des mains.
- Co to za dziewczyna ? ! Mais qu’est-ce que c’est
que cette fille ? !
La carte postale qu’elle me traduisait à haute
voix, je l’avais reçue le matin même. Signée « deine
Marianne
». Ça, je l’avais compris tout de suite,
le « deine ». Ce seul mot suffisait et ça bondissait à
l’intérieur. « Ta Marianne. » Je ne me lassais pas de
le relire. Mais pour tout le reste du texte, une aide
était indispensable. Il fallait s’adresser à la personne
qui savait, la babcia, la grand-mère. Quitte à dévoiler
tous mes secrets.
Elle parlait trois langues, la grand-mère. Celle de
son pays de naissance, celle de sa patrie de coeur – la
Pologne dont elle ne foulera jamais le sol – et celle de
son pays d’accueil, si cette expression est réellement
acceptable.
Née en Allemagne en 1900 à Bochum, elle y avait
passé toute sa jeunesse. Jusqu’à y fabriquer des obus.
Elle racontait le passage majestueux des Zeppelin audessus
de sa ville. Une vie heureuse, dans un quartier
grouillant de vie laborieuse et joyeuse. Une petite
photo aux bords joliment dentelés la montrait la
grand-mère, à 17 ans, debout dans l’usine, jeune et
fière, avec d’autres ouvrières en blouses grises, parmi
des empilements de cylindres de métal brillant. Tout
ce qui allait être envoyé sur la tronche des autres, là,
de l’autre côté de la frontière.
Elle était arrivée en France au début des années
vingt, pas de son plein gré. À Toul, Ellis Island français.
Une migrante, comme on dit maintenant. Un
petit tour lugubre du côté du charbon du Nord dont
ils s’étaient vite échappés, une tentative vers les tulipes
hollandaises qui n’avaient pas voulu d’eux, et une
arrivée dans ce petit village lorrain, baluchon posé
définitivement. Tout près des territoires anciennement
annexés. Elle allait régulièrement y faire quelques
achats pour y retrouver le goût de ses 16/18
ans dans les bouchées de Pumpernickel. Au retour,
souvent elle répétait, songeuse : « Q uand j’habitais
en Allemagne, les Allemands étaient beaux et sveltes,
pourquoi sont-ils si gros maintenant ? » Elle qui avait
connu la grande ville se montrait d’ailleurs assez méprisante
avec les autochtones, les quelques paysans
lorrains du village – Français de souche – dont les
fermes dès les années vingt avaient été phagocytées
par la construction de maisons sortant toutes du
même moule pour loger la masse d’arrivants d’Italie
et de Pologne. Ils avaient des manières de rustres sans
culture, ces Français.
- Une culotte en nylon, à 14 ans ? Co to za dziewczyna
?!
Mais qu’est-ce que c’est que cette fille !
Elle se trompait la babcia, future groupie de Jean
Paul II, rien d’immoral dans un boxer-short.

 

 


2018, décembre, Varsovie
Des centaines, des milliers de carpes nageaient en
rond, depuis des heures, blotties les unes contre les
autres, tournant lentement dans le sens des aiguilles
d’une montre. Un morne manège en attente du sacrifice.
Certaines offraient déjà leur ventre. Des étals
étaient couverts de ces poissons tranchés cette fois en
quartiers sanguinolents à l’intention de familles plus
modestes. On approchait de Noël. Une grande piscine
gonflable de plastique bleu était installée dans
l’immense supermarché proche du quartier Zoliborz
– du français Joli Bord – où nous logions.
Henri, mon ami peintre, avait décidé d’aller rendre
visite à sa fille en séjour Erasmus à Varsovie. Et
comme je parlais un peu la langue du pays je l’avais
accompagné.
À Zoliborz, notre logeuse nous avait conseillé un
petit restaurant typique, avec son décor de bois sombre
et son odeur entêtante de tabac froid, typique des
années cinquante, qui était devenu pour ces quelques
jours notre port d’attache. Le Zywiciel : les portraits
et les textes encadrés sur les murs du restaurant racontaient
l’histoire de ce nom et du lieu, intimement
lié à un événement historique, l’insurrection de Varsovie.
Après nos longues marches à travers la ville
dans le froid humide de l’hiver nous retrouvions le
havre du Zywiciel. C’était un véritable réconfort de
s’attabler devant un tartare de hareng accompagné de
concombres au sel, suivi d’un plat de pierogi, le tout
arrosé d’une Zywiec pression. Henri, lui, restait fidèle
à son allemande Paulaner.
Nous avions besoin de ce réconfort. Varsovie en
décembre était peu accueillante. Il était bien caché
le charme slave. Le centre ancien reconstruit cartonpâte.
Et les artères principales sans attrait, les mêmes
leurres qu’à Strasbourg, Montpellier ou ailleurs. La
consommation. La ville s’occidentalisait à grande vitesse.
La fille de mon ami qui vivait en coloc nous
avait entraînés dans les lieux qu’elle fréquentait. Un
matin, elle nous avait conviés à un petit déjeuner
dans un sous-sol meublé de canapés défoncés. Un
café « hard punk » atrocement bruyant et inconfortable.
Le top de la jeunesse varsovienne branchée.
Nous en étions restés littéralement sur notre faim.
Henri, qui n’était pourtant pas toujours exemplaire,
montra quelques signes d’inquiétude. De ses études
européennes Pauline aurait-elle surtout intégré le
shoot de Wyborova ?
Pour ce court séjour, au gré des promenades, nous
allions à la découverte. Étouffante, l’histoire. Les
musées d’art, ce serait pour l’étape allemande prévue
au retour.
Au terme d’un long cheminement sous les branchages
dénudés d’une forêt sauvage en pleine ville
entre les stèles de l’ancien cimetière qui, étrangement,
étaient toujours debout, nous découvrîmes, dans le
silence, le monument à Janusz Korczak menant sa
procession d’enfants.
Un malaise me gagnait. Il y avait bien sûr toute
cette horreur de l’histoire, mais une question plus
intime m’oppressait. Malgré mon nom, et mes origines,
j’avais du mal à me reconnaître dans ce pays.
Je lui en voulais à cette Pologne, mère indigne,
incapable au début du siècle précédent de nourrir
ses enfants forcés à l’exil. Et aujourd’hui gouvernée
par des culs bénis rétrogrades. Mes grands-parents et
mes parents n’y avaient jamais remis les pieds. Je me
sentais, définitivement, d’ailleurs. On m’avait dit un
jour que la racine de mon patronyme indiquait que
j’étais « homme des confins ». Une analyse étymologique
approximative, peut-être. Mais ça m’arrangeait
bien, surtout, d’être de nulle part...
Notre déambulation nous avait conduits dans un
quartier parfaitement sinistre. Un alignement sans
âme de bâtiments jaunasses. Sans âme qui vive. Et le
froid et la pluie. Aucune indication, aucun panneau
de signalisation. Et pourtant, d’après le plan, nous
étions tout près de...
Avec mon polonais hésitant je me suis approché
vivement d’un homme pressé qui sortait d’un immeuble.
- Nous cherchons un lieu, vous savez ? Celui où les
juifs ont été regroupés pour leur départ ?
L’homme m’a regardé silencieusement, avec un
grand sourire. Un sourire glaçant.
Il avait très bien compris la question.
Peut-être ne savait-il pas qu’il vivait à quelques dizaines
de mètres des rails de la Umschlagplatz ?
Bien sûr qu’il savait, cet homme.
Son sourire nous laissa sans voix.
Il était temps de prendre le chemin du retour.

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