Fugue à deux voix Alixe Sylvestre ETT / Collection Dépendance. 167 pages
Cet été-là
Eté, c’est aussi le participe passé du verbe être. C’est dire si cette saison-là est périssable...
Venons-en aux faits, sans plus tarder, sinon, dans quelques instants, j’aurai encore vieilli, moi, Jeanne, et c’est pas bon, pas bon du tout, comme elles disent, les vauriennes issues de mes gènes.
Le 6 juillet 2017, ta mère, chère Camélia, ne s’est pas trop inquiétée vers vingt heures, même si, en réponse à sa question formulée à dix-huit heures, depuis la fenêtre de la cuisine, tu lui as aboyé de la cour, à califourchon sur ton scooter neuf, violine, que tu serais là pour bouffer. Prise en étau dans ton jean troué, moulée dans ton tee-shirt couleur peau, tu lui as encore balancé ce post-it doucereux : Fais quelque chose de mangeable, pour une fois. Après avoir accordé à ta mère un regard noir forçant d’un ton la teinte naturelle de tes iris ultra-marine, tu as alors bourré ta mi-longue crinière flamboyante dans ton casque. Mais ta mère ne regardait déjà plus de ton côté et tu as démarré en trombe, tétons pointés dans le vent tiède. Sans un au revoir, sans un adieu. Espèce de mal élevée ! Tu as foutu le camp ! J’emprunte parfois des expressions désuètes à ma mère, une rurale qui avait un vocabulaire populaire expressif. Allons, je digresse - comment disait-elle, déjà, ma mère ? Elle avait un nom pour ça, les racontotes - et déjà, tu ne m’écoutes plus.
Tu n’as jamais été patiente, ni ponctuelle, ni le contraire, d’ailleurs. Ta vie t’appartient point barre et tu te bichonnes l’emploi du temps qui te chante. Tu échappes aux définitions. Tu nous échappes, Camélia. Ca-mé-lia. Et surtout pas Cam’ comme s’autorisent certains qui ne sont pas tes intimes. Nous aussi, tes proches, tant que tu ignorais ce que l’apocope cam’ pouvait suggérer. Tu le tolères encore ce diminutif quand c’est Jasmin qui l’emploie, ta sœur jumelle, la Jasme ainsi rebaptisée dans l’intimité familiale.
Sans se tracasser outre mesure, ta maman entraînée à la mansuétude, a maintenu les crêpes fourrées au jambon dans le four tiède, le nez dans son bouquin « La salle d‘attente », télé allumée. Elle venait de s’octroyer deux semaines sur ses congés d’été, les suivantes, elle se les réservait pour plus tard, prudente comme toujours. Pas de réservation en vue. Elle profiterait de ce temps censé être libre pour ranger l’appartement et lire les ouvrages que son entourage professionnel lui avait conseillés, en rapport avec son milieu médical.
Une consciencieuse, ta mère, bien vue de sa hiérarchie, appréciée par son entourage. une infirmière telle qu’on se la représente. Affable, empathique. Barbara Tallandier-Mazard. 46 ans. La femme que tout le monde adore et qui pourtant, dort seule. Divorcée de Robert Mazard depuis sept ans, les jumelles entraient au CM, un ou deux je ne sais plus. Peu importe !
Patiemment, Barbara a attendu, espéré, puis a sorti les crêpes du four quand elle a estimé qu’elles étaient immangeables, les a jetées à la poubelle, calmement, en songeant à toutes les fois où tu avais fait ce geste. Même les fois où le plat était soigneusement préparé, parfaitement gratiné.
La fenêtre était grande ouverte. La température du four avait reflué, pas celle de l’atmosphère, encore trente-trois degrés à 21 heures. Des chauves-souris furtives se prenaient pour des hirondelles. Les gens étaient assis dehors plutôt que dedans. L’atmosphère puait le barbecue quand la graisse des merguez recuit sur les braises. Des éclats de rire fusaient comme des feux d’artifice. L’été, quoi ! A peine déballé, un rien débraillé, celui de juillet, craquant de promesses.