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16 janvier 2021 6 16 /01 /janvier /2021 16:43
La fille oubliée

La fille oubliée MJ Gonand Stuck ETT Collection Dépendance 234 pages

 

 

Marseille, le fils, Rapha

 

Panique générale ! Jaune et sale, une pluie torrentielle envahit le Vieux Port. La Canebière laisse filer le flot impétueux. Bientôt, les bateaux pourront voguer jusque dans les cafés bon- dés où les gens affolés se réfugient. on ne voit plus la Bonne Mère tant le rideau s’épaissit. Ça ne va pas durer. Je le sais. Mais je panique moi aussi et pousse rageusement la porte de La Samaritaine. L’eau m’a trempé jusqu’à la chemise qui colle à mon dos. Besoin d’un petit remontant. Au bar, ça ira plus vite. un rhum et un café.                                                                                                                                         

Bon Dieu, comment vais-je m’organiser pour la fin de la semaine ? Plein de dossiers urgents et au moins dix rendez-vous à ne pas manquer. Le liquide ambré coule dans mon gosier. Effet réparateur immédiat.                                                       

Le déluge perd de son intensité. Peu à peu je récupère mon calme naturel. impossible toutefois de téléphoner dans ce brouhaha avec des gens qui braillent et courent dans tous les sens. Je peux maintenant quitter la brasserie sans risquer la noyade. Des détritus divers recouvrent le trottoir. Avec le soleil qui revient, une espèce de sale odeur d’eau de vaisselle se répand. Enfin un endroit où l’on peut stationner sans bottes en caoutchouc. Mon portable pourtant humide fonctionne. ouf ! Deux appels urgents à donner : à ma secrétaire pour annuler le planning des quatre prochains jours, à ma sœur pour savoir la vérité sur l’état de Maman. Est-il donc si urgent de coller notre génitrice à la résidence du Jardin fleuri ? Je ne rappellerai pas ma mère aujourd’hui. Ce matin j’ai déjà eu droit à un long monologue de trente minutes. Clair, précis mais angoissé. Pas du tout un discours de dingue. L’idée qu’on la contraigne à entrer au mouroir alors qu’elle a encore toute sa tête la rend hystérique. Son logis joli, elle l’aime et ne veut pas le quitter. Ses rosiers adorés, elle sait encore s’en occuper.

- Mais ta sœur veut tout régenter... Viens vite je t’en prie. Elle a déjà fixé une date avec la directrice. Samedi prochain. Tu te rends compte ?                                                                                                                                                                   

Elle a sa petite voix d’enfant, comme à la mort de Papa. Je la sens anéantie. Avant que je raccroche, elle a susurré : je compte sur toi mon chéri. Petit mot doux que j’eus rarement l’occasion d’entendre.                                                           

Bref, c’est le commencement de la fin... de vie. Le bordel quoi.

 

 

Épinal, la mère

 

Vers la mi-mai, c’est là qu’ils sont les plus beaux. Mes rosiers exhalent alors leur parfum le plus puissant. Leurs couleurs explosent. Après, avec la chaleur, je les sens plus paresseux, moins productifs. Je sors mon sécateur et compose des bou- quets pour la maison. Chaque jour, qu’il pleuve, qu’il vente, je vais rendre visite à mes buissons fleuris. Ma bonne humeur en dépend. Je plante mon nez dans le feuillage au petit matin et me remplis les narines de ces senteurs magiques. un truc de vieux me direz-vous. Sans doute. Je ne me souviens pas d’un quelconque intérêt pour les plantes dans ma jeunesse. Le grand âge a besoin de ces petits bonheurs pour éviter de sombrer dans la nostalgie mortifère.                                               

Je connais heureusement d’autres moments de grâce. Com- me mes trois verres de vin par jour. À midi, un blanc fruité, le soir le même en apéritif et un léger rouge de Loire pour le dîner. Quand je me sentais encore apte à conduire, je rap- portais de mes balades quantité de bouteilles, quincy, rully, saumur-champigny et autre bourgueil. Ça faisait rigoler mes copines. Attention, pas d’abus ou rarement. Quand le bour- don me tombe dessus le dimanche soir ou lors des repas du mercredi avec mes vieilles copines au Bistrot Georges. Ces agapes se font de plus en plus rares. Marie-Hélène a quitté les Vosges pour vivre chez son fils à Reims. Catherine a passé l’arme à gauche. oui, je déteste les euphémismes : elle est par- tie, elle nous a quittés. Sûr que de la mort, on a maintenant du mal à en parler. Elle se balade pourtant en permanence dans nos calebasses. Car nous nous approchons toutes de la fin de l’histoire, plus près du cercueil que du berceau. Notre groupe s’amenuise. forcément, avec une moyenne de quatre-vingt-sept ans au compteur. Je frise pour ma part les quatre-vingt-dix.

Mais nous faisons vite le deuil des absentes. Toutes veuves, nous nous sommes aguerries tant bien que mal. faire contre mauvaise fortune bon cœur, voilà notre devise. Mariette raconte encore des histoires de cul même si le sexe ne la concerne plus depuis belle lurette. Françoise parle de ses peintures, éternelles inachevées dont nous attendons patiemment l’ex- position reportée de mois en mois. Et moi je plaisante avec le jeune serveur homo qui nous relate sans complexe ses chaudes relations avec les hommes mariés de notre bonne ville. Parfois je parle de la dernière nouvelle que j’ai écrite mais ça ne passionne guère mes copines. Vous voyez, une vie de vieille ne se vit pas aussi mal que vous l’imaginez.               

Sauf que cette semaine j’ai commis deux « bêtises ». Les faits resteraient anodins si j’avais cinquante ans. Bref, je vaquais à mes occupations de jardinage quand mon portable a sonné. il s’en est suivi une longue conversation avec Marie- Hélène qui regrette d’avoir quitté son terroir. Trop tard, sa maison est vendue. Bref, la causette s’éternise et j’en oublie mon frichti, un paleron avec son pied de veau et ses petits légumes. Catastrophe irréparable. une odeur épouvantable de brûlé, la bouffe calcinée et ma cocotte en fonte irrécupérable. évidemment ma fille se pointe à l’apogée du sinistre. Ça fume, ça pue, les fenêtres sont grandes ouvertes. Je m’en fous un peu... mais pas Marie. Ce qu’elle pense ? Ma mère se met en danger. Elle oublie qu’elle a quelque chose qui mijote. Vous savez, elle pourrait mettre le feu à toute la maison.               

Au bout d’un moment, elle se calme. D’ailleurs, il ne faudrait pas exagérer. Ce genre de mésaventure m’est arrivée à plusieurs reprises... quand j’étais jeune et que ça n’avait pas d’importance. Marie quitte les lieux en maugréant qu’on ne peut plus me faire confiance. La femme de ménage va en baver pour gratter et regratter le faitout mais elle rigolera. Deuxième « bêtise » trois jours plus tard. Encore le téléphone. Le fixe cette fois. il sonne dans la cuisine. Ça devient rare qu’on m’appelle à ce numéro. Mais je me dis on ne sait jamais et me précipite depuis la salle de bains pour répondre. Erreur fatale ! Le tapis du couloir me joue des tours et je me retrouve les quatre fers en l’air. Bien sûr je réussis à me relever en prenant appui sur un guéridon. Hélas une heure plus tard mon vieux corps décati se couvre d’affreux bleus noirâtres sur les bras et les mollets. Plus un joli coquard sur une pommette. Je vide un tube de crème à l’arnica. Pas très douloureux tout ça. J’ai juste l’air un peu cloche. Comme par hasard ma fille débarque en début de soirée. Elle pousse un cri dès qu’elle franchit le pas de la porte. Comme si elle croisait un monstre. C’est la fin des haricots, la perte de tout espoir. La vieille devient dangereuse pour elle-même. Cet appartement ne convient plus... il faut trouver une solution. Justement, j’en ai parlé avec le docteur Machin. il est médecin coordonnateur au Jardin fleuri.

 

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