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13 février 2012 1 13 /02 /février /2012 16:15
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« Péchés gourmands » Annick Élias

Collection Dépendances ETT Éditions Territoires Témoins

www.territoirestemoins.net

 

 

 

 

   Lili pleure, ça coule tout seul. Mais ce n’est pas le moment de se plaindre, il y a de la route à faire. Depuis des heures qu’elle est debout, elle s’affaire, elle gesticule. Et elle a soif ! Encore un verre ? La bouteille est presque vide. Elle passe de la cuisine à la chambre, et retourne au salon, elle est allée à la salle de bains plus de dix fois déjà, pour rien. Lili ne sait plus où elle en est, elle a oublié ce qu’elle cherchait. Ah ! Ça y est. Le ticket de caisse. Où a-t-elle bien pu mettre ce foutu ticket de caisse ? Elle vient de retrouver les étiquettes, in extremis, dans la poubelle. Par chance, elles n’étaient pas tachées. Mais cela ne suffira pas, si elle veut se faire rembourser. Elle va sur le canapé et s’effondre, elle ne retient plus sa peine. Rien ne peut consoler Lili. Rien, ni personne. Tiens ! le voilà, qui traîne à ses pieds. Il était coincé sous le sac qu’elle avait préparé la semaine précédente, pour les pantoufles d’Astrid. 

Il faut qu’elle se mouche. Il ne manquerait plus qu’elle salisse les habits, déjà qu’on ne sait pas si la vendeuse les reprendra… Elle pourrait bien faire ça, tout de même, depuis le temps que Lili est sa cliente ! - surtout quand elle lui aura dit ce qui vient d’arriver. Elle va jusqu’au fauteuil, prend les vêtements posés là, et les replie soigneusement, avant de les remettre dans leur sachet d’origine. Lili n’a plus qu’à partir. Pour s’épargner la fatigue des étages, elle veut tout sortir en même temps. Les affaires pour le voyage, les bouteilles, et la poubelle qui est pleine. C’est trop d’un coup, voilà qu’elle se prend les pieds dans la chaise - la chaise d’Astrid - Elle a tout gagné. Le marc de café, les cartons à pizza, au milieu du verre pilé… Par terre. Lili s’effondre, son corps glisse dans l’immondice. Elle sanglote maintenant. Voilà qu’elle a encore soif. Elle se lève, et retourne au frigo. Un dernier verre de vin rouge. Mais elle ne pourra pas rouler dans cet état, il faut qu’elle aille s’allonger.

De son lit, elle voit les premières lueurs du jour. Il faudrait fermer les volets, Astrid n’aimait pas que ça reste ouvert. A quoi bon, maintenant qu’elle n’est plus là… L’alcool, la fatigue, le poids de sa peine, tout cela lui donne le vertige. Et dire qu’il va falloir retourner là-bas, au risque de le rencontrer, cet homme qu’elle a laissé seul, la semaine précédente, devant un lit d’hôpital. En le quittant, elle s’était pourtant juré de mettre une croix définitive sur cette histoire, qui ne la regarde plus. Mais voilà, maintenant qu’Astrid est morte, les fantômes reviennent. Il faut qu’elle lui en parle. Après cela, pense-t-elle, elle pourra se sentir définitivement libérée de ce qui l’oppresse depuis trop longtemps. Comme il est hors de question d’aller le voir, elle n’a pas le choix, elle va lui écrire. Lili se fait violence, elle rassemble les forces qui lui restent, pour arracher à la léthargie la masse épaisse de son corps obèse. Elle se dirige vers l’ordinateur, et pose la boîte de mouchoirs, juste à côté de la souris.

 

Messagerie.

Répondre.

 

Bonjour,

Vous l’avez peut-être déjà appris, Astrid est morte hier. C’est fini. Le poids du chagrin ne suffit pourtant pas à me délester de tout ce qui s’est passé la semaine dernière. Je ne pourrai vous faire disparaître de ma vie, vous, autant que votre femme, qu’après en avoir complètement terminé avec mon récit. Voici le mot de la fin, en quelque sorte. Il s’agit d’un souvenir qui m’est revenu cette nuit. Ce sera le dernier, mais il éclaire l’issue tragique des événements que nous avons vécus.

 

Souvenez-vous, alors qu’elle sortait de la chambre de Marie-Léonie, Astrid est tombée dans les escaliers. Pour amortir la violence du choc, elle s’est mise en boule, et comme une énorme pelote molle, elle a roulé jusqu’en bas. Elle ne pouvait plus bouger, mais elle n’avait pas mal, et sentait seulement un filet de sang chaud qui s’écoulait le long de ses jambes. Cela a duré un bon moment - Une éternité, aurait dit Sainte Marie-Léonie -. Astrid est restée là, à fixer l’azur largement offert par les grandes fenêtres du hall. Un beau ciel, tout bleu, de ceux qui annoncent un peu trop tôt le printemps. Et puis une masse de nuages blancs a pris toute la place. C’est à ce moment-là qu’elle a eu sa vision. Deux angelots se sont dessinés, aussi beaux que ceux qui étaient placés juste au-dessus de la sacristie. Ils étaient ronds, voluptueux, et tout vaporeux. Tout d’un coup, elle a pensé à son frère, Luigi. Elle s’est dit que c’était lui, qui venait lui rendre visite. Les deux Amours se tenaient face à face, les mains liées. Ils faisaient la ronde, comme dans l’enfance. Mais le vent s’en est mêlé. Les Anges sont devenus gris, presque noirs. Elle a vu leurs bras s’allonger, s’effiler d’abord, puis se déchirer. Les membres ont fini par se disjoindre, les têtes par s’étirer, et les visages se sont transformés en masques grimaçants. On aurait dit d’affreuses gargouilles. Les deux angelots se sont progressivement éloignés l’un de l’autre. Et puis plus rien. Elle a perdu connaissance.

 

Voilà, c’est tout. C’est peut-être faire grand cas de peu de chose, mais, à mon sens, cet épisode peut expliquer tout le reste. A vous de voir si vous vous en servirez.

Je vais vous laisser maintenant, car je dois partir pour régler les formalités du décès, et rapatrier le corps. Je n’aurai sûrement pas le temps de venir vous voir à l’hôpital. Un dernier mot, pour Angèle. J’insiste, n’ayez aucun scrupule à lui dire que rien ne l’oblige à prendre contact avec moi. Tout cela m’est bien égal, maintenant.

Je vous souhaite le courage nécessaire pour supporter les heures difficiles qui vous attendent,

Lili.

 

 

Elle se relit plusieurs fois. Pas de fautes. Bon. Elle éteint l’ordinateur, et va fermer les volets. Elle ramasse les détritus, à la cuisine. Il faudra faire deux voyages. Elle ne se changera pas, ça ira comme ça, pour la route. Ne pas oublier les vêtements, pour les rendre à la boutique. Elle est au centime près, maintenant. Elle met sa veste, et s’en va.

Elle a oublié de prendre les mouchoirs. Tant pis.

 

 

 

 

ENTRÉES DIVERSES ET VARIÉES

Barbara, l’étrangère.

 

 

 

Dinard. Samedi matin, tôt. Tu dois dormir encore…

Léo Chéri,

 

Ici, c’est le Moyen Age ! Pas de Wi-Fi, pas de connexion, et du réseau une fois sur deux. Donc je n’ai pas le choix… il ne me reste plus que la bonne vieille correspondance par lettres. J’essaierai de t’appeler quand même de temps en temps, histoire de te montrer que je suis toujours en vie !

J’ai très mal dormi cette nuit. Demain, à la première heure, j’irai donc à la pharmacie pour prendre le nécessaire. Quand je suis arrivée, hier soir, il était tard, et c’est à peine si j’ai entrevu Will et Méri, les domestiques. Une fois seule dans ma chambre, l’aventure m’a paru tout d’un coup moins excitante que prévu. Loin de toi, je crains de manquer du zèle et de l’enthousiasme nécessaires à notre entreprise. L’austérité du lieu - une table, une chaise, un lit en bois sombre et massif - m’a dégrisée. Volatilisée, la belle énergie qui alimentait tous nos fantasmes ! On s’était dit que la semaine passerait vite. Eh bien, je n’en suis plus si sûre, maintenant. Vivement qu’arrive le jour de la septième et ultime missive.

Je ne dispose que de très peu de temps pour mettre ma stratégie au point, car Marie-Léonie arrive demain. Comment faire pour qu’en moins d’une semaine elle admette ce que j’ai à lui dire, et surtout qu’elle y adhère ? Je vais déjà mener ma petite enquête auprès des domestiques. L’enjeu est de taille, et je ne te cache pas que je me sentirais plus forte si tu étais près de moi. Pour me consoler, je m’efforce de penser que plus tard, on rira ensemble de cette comédie. En tout cas, sache-le, cela vaut la peine que j’essaye. Le manoir est encore plus beau que sur les photos ! Il y a de quoi faire, on peut tout imaginer, au-delà même de nos élucubrations les plus fantasques.

Parlons un peu de toi, maintenant. Où en êtes-vous des préparatifs, à l’heure qu’il est ? Je ne me fais évidemment aucun souci quant au succès du banquet. Rien ne peut ébranler l’assurance d’un chef de ton talent, pas même le mariage de l’arrière petite cousine d’un Prince ! Les maisons royales ont le privilège de l’excellence. En choisissant l’Auberge, elles savent bien qu’elles s’offrent tous les luxes - y compris celui de la pureté de nos montagnes d’Andorre. Je regrette de ne pas être là, mais je crains de ne manquer à personne. La réaction de Madeleine ne m’a guère encouragée à penser le contraire. Elle a montré beaucoup d’enthousiasme à l’idée de prendre ma place, et n’a même pas cherché à cacher son agacement, quand je lui ai expliqué comment s’y prendre avec les bouquets. J’ai, il est vrai, beaucoup insisté pour qu’elle ne mélange pas ceux de la salle d’apéritif, et ceux de la table d’honneur, pour qu’elle songe aux arrangements prévus pour chaque salon…

- Madame devrait savoir que, du temps où l’on travaillait seuls aux côtés de Monsieur, tout se passait toujours parfaitement bien. Madame peut donc partir une semaine entière sans se faire le moindre souci. Fût-ce la Sainte Semaine. 

 

Hum ! Te voilà peut-être trop bien secondé, mon chéri… Sur un point, en tout cas, elle n’a pas tort. Quand on est à tes côtés, rien de néfaste ne peut arriver. Je te l’ai assez répété, depuis que je t’ai épousé, je me permets de croire aux miracles.

Merci de tout, de ta patience, merci, merci, merci.

Toute à toi,

Ton Bb. 

 

PS. Je ne posterai la lettre que ce soir, afin de pouvoir rajouter un mot en fin d’après-midi, si nécessaire. J’en saurai peut-être un peu plus. Il y a une levée le dimanche matin.

 

 

 

 

 

 

 

 

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