« Embellie » Claude Charles
Collection Dépendances ETT Éditions Territoires Témoins
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A un détour du chemin, venant du fond du ravin, mais de plus
loin, probablement cent ou deux cents mètres en avant, difficile à
dire, avec le bruit que fait la pluie, un appel, la voix est faible mais
tu entends distinctement. A l’aide ! Au secours !
Tu t’arrêtes, tu attends un nouveau cri, rien. Tu reprends ta
marche et quelques minutes plus tard. A l’aide ! Au secours ! Plus
clair malgré le tonnerre qui gronde là-haut et le martèlement de
l’eau sur la rocaille, plus proche aussi, une voix de femme ou peutêtre
d’enfant. Tu t’en fous, ça ne te fait pas plus d’effet que si tu
avais entendu un chien aboyer, tu continues sous la pluie qui
tombe en rafales et te fouette le visage, tu peux à peine ouvrir les
yeux. Ton tee-shirt, ton jean sont à tordre, tes pieds nus baignent
littéralement dans tes baskets détrempées, pas un millimètre de
sec, tu as froid malgré l’effort que tu produis pour gravir cette
foutue montagne, tu as le souffle court, tu grelottes. Tu pourrais
t’arrêter, te mettre à l’abri, mais non, pas question, il faut que tu
avances.
Plus d’appel pendant un moment, tu as presque oublié, et tout à
coup ça recommence. A l’aide ! Au secours ! Cette fois ça vient de
derrière toi, pas bien loin, mais à l’arrière c’est sûr. Tu rebrousses
chemin sans réfléchir, qu’est-ce qui te prend ? Peut-être la
curiosité. Instinctivement tu te penches, tu scrutes, tu cherches, et
tu vois une forme humaine, tout au fond, un peu sur ta droite, on
dirait que c’est une femme, mais la pluie est si forte que tu as du
mal à distinguer les détails. Tu t’essuies les yeux pour mieux voir,
oui, c’est une femme, elle est assise, adossée à la muraille, une
jambe repliée, l’autre dans une drôle de position, sûrement
fracturée, un bras posé sur son ventre, peut-être cassé lui aussi,
l’autre qui lui sert d’appui, elle a un sac à dos accroché aux
épaules…
Elle ne te voit pas car elle a la tête penchée vers le sol, tu as
l’impression qu’elle est secouée de spasmes, peut-être des sanglots.
Ça ne te touche pas. Tu pourrais l’appeler, lui montrer d’une
façon ou d’une autre que quelqu’un est là, mais non, pas un mot,
pas un geste, tu te contentes de la regarder, pas concerné, comme
devant un film sans intérêt. Tu regardes, c’est tout. Sauf que ce
n’est pas du cinéma, sauf que la pluie te tombe vraiment dessus,
que cette femme est réellement au fond du ravin, réellement
blessée, sinon elle ne resterait pas bêtement assise sous la flotte
dans ce cul-de-basse-fosse, sauf qu’elle a forcément besoin d’aide.
Elle relève la tête comme si elle avait senti ta présence, tu fais un
écart en arrière de peur qu’elle ne te voie, ton pied dérape,
quelques cailloux tombent, aussitôt elle crie son espoir. Y a
quelqu’un ? Tu ne réponds pas, tu ne bouges pas. Y a quelqu’un ?
Aidez moi ! Je suis blessée, je ne peux pas bouger, j’ai peur… Sa
voix a faibli, à la fin elle pleure.
Tu t’en fous, tu repars en te courbant, tu avances à petits pas
au plus près de la muraille, tu te caches. Puis quand tu t’estimes
hors de vue, tu te redresses et tu reprends ta marche. La fille se
met à hurler. J’ai mal, j’ai froid, j’ai faim… Au secours ! Papa ! Sa
voix se casse sur ce dernier mot.
Tu t’en fous, encore une petite demi-heure et tu arriveras à
l’endroit que tu as choisi, un surplomb qui tombe à la verticale
dans le ravin, beaucoup plus profond à cet endroit, tu le sais. Tu as
mis ton scénario au point avec minutie. Tu te mets le canon dans
la bouche, tu te penches au dessus du vide, et juste au moment où
tu perds l’équilibre, tu tires. Tu plonges et tu t’écrases vingt
mètres plus bas. Même si tu te rates, la chute finira le travail.
Ceinture et bretelles ! Tu détestes cette expression, mais là, tu
trouves que c’est approprié.
On ne te retrouvera jamais, il ne passe jamais personne par ici,
et si par extraordinaire cela se produisait, ça ne serait pas avant des
semaines, des mois. Avec la chaleur de l’été, la putréfaction et des
tas d’animaux qui vont te bouffer, ton cadavre serait
méconnaissable. Aucune identification possible. Tu n’as sur toi
que le tee-shirt, le jean et les chaussures achetés la veille dans un
discount, plus le petit pistolet qui vient des puces, presque un
jouet, et quelques billets. Tes papiers, tes cartes, ton chéquier, tu
as tout brûlé avec tes derniers vêtements. Ta voiture, abandonnée,
les clefs dessus, dans une banlieue chaude. A l’heure qu’il est, elle a
déjà changé de numéro et trouvé un nouveau propriétaire.
Personne ne saura que tu es mort, même pas toi, puisque tu le
seras. Disparu, tout simplement. La dernière page de ta vie, la plus
vide, la plus désespérée, la plus lamentable, cette dernière page
sera enfin tournée.
Je ne veux pas mourir ! Son cri te sort brutalement de tes pensées,
elle a crié si fort son désespoir que ça te fige sur place. Jusque- là
tout ses mots avaient ricoché sur ta carapace sans te toucher, pas
plus que ses pleurs, pas plus que ce que tu as vu, une pauvre fille
perdue au fond de son ravin. Mais cette fois, « Je ne veux pas
mourir ». Cette supplique a trouvé le défaut de ta cuirasse, elle t’a
percé comme une flèche pour exploser dans ta petite cervelle.