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13 février 2012 1 13 /02 /février /2012 16:06
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« Embellie » Claude Charles

Collection Dépendances ETT Éditions Territoires Témoins

www.territoirestemoins.net

 

 


A un détour du chemin, venant du fond du ravin, mais de plus

loin, probablement cent ou deux cents mètres en avant, difficile à

dire, avec le bruit que fait la pluie, un appel, la voix est faible mais

tu entends distinctement. A l’aide ! Au secours !

Tu t’arrêtes, tu attends un nouveau cri, rien. Tu reprends ta

marche et quelques minutes plus tard. A l’aide ! Au secours ! Plus

clair malgré le tonnerre qui gronde là-haut et le martèlement de

l’eau sur la rocaille, plus proche aussi, une voix de femme ou peutêtre

d’enfant. Tu t’en fous, ça ne te fait pas plus d’effet que si tu

avais entendu un chien aboyer, tu continues sous la pluie qui

tombe en rafales et te fouette le visage, tu peux à peine ouvrir les

yeux. Ton tee-shirt, ton jean sont à tordre, tes pieds nus baignent

littéralement dans tes baskets détrempées, pas un millimètre de

sec, tu as froid malgré l’effort que tu produis pour gravir cette

foutue montagne, tu as le souffle court, tu grelottes. Tu pourrais

t’arrêter, te mettre à l’abri, mais non, pas question, il faut que tu

avances.

Plus d’appel pendant un moment, tu as presque oublié, et tout à

coup ça recommence. A l’aide ! Au secours ! Cette fois ça vient de

derrière toi, pas bien loin, mais à l’arrière c’est sûr. Tu rebrousses

chemin sans réfléchir, qu’est-ce qui te prend ? Peut-être la

curiosité. Instinctivement tu te penches, tu scrutes, tu cherches, et

tu vois une forme humaine, tout au fond, un peu sur ta droite, on

dirait que c’est une femme, mais la pluie est si forte que tu as du

mal à distinguer les détails. Tu t’essuies les yeux pour mieux voir,

oui, c’est une femme, elle est assise, adossée à la muraille, une

jambe repliée, l’autre dans une drôle de position, sûrement

fracturée, un bras posé sur son ventre, peut-être cassé lui aussi,

l’autre qui lui sert d’appui, elle a un sac à dos accroché aux

épaules…

Elle ne te voit pas car elle a la tête penchée vers le sol, tu as

l’impression qu’elle est secouée de spasmes, peut-être des sanglots.

Ça ne te touche pas. Tu pourrais l’appeler, lui montrer d’une

façon ou d’une autre que quelqu’un est là, mais non, pas un mot,

pas un geste, tu te contentes de la regarder, pas concerné, comme

devant un film sans intérêt. Tu regardes, c’est tout. Sauf que ce

n’est pas du cinéma, sauf que la pluie te tombe vraiment dessus,

que cette femme est réellement au fond du ravin, réellement

blessée, sinon elle ne resterait pas bêtement assise sous la flotte

dans ce cul-de-basse-fosse, sauf qu’elle a forcément besoin d’aide.

Elle relève la tête comme si elle avait senti ta présence, tu fais un

écart en arrière de peur qu’elle ne te voie, ton pied dérape,

quelques cailloux tombent, aussitôt elle crie son espoir. Y a

quelqu’un ? Tu ne réponds pas, tu ne bouges pas. Y a quelqu’un ?

Aidez moi ! Je suis blessée, je ne peux pas bouger, j’ai peur… Sa

voix a faibli, à la fin elle pleure.

Tu t’en fous, tu repars en te courbant, tu avances à petits pas

au plus près de la muraille, tu te caches. Puis quand tu t’estimes

hors de vue, tu te redresses et tu reprends ta marche. La fille se

met à hurler. J’ai mal, j’ai froid, j’ai faim… Au secours ! Papa ! Sa

voix se casse sur ce dernier mot.

Tu t’en fous, encore une petite demi-heure et tu arriveras à

l’endroit que tu as choisi, un surplomb qui tombe à la verticale

dans le ravin, beaucoup plus profond à cet endroit, tu le sais. Tu as

mis ton scénario au point avec minutie. Tu te mets le canon dans

la bouche, tu te penches au dessus du vide, et juste au moment où

tu perds l’équilibre, tu tires. Tu plonges et tu t’écrases vingt

mètres plus bas. Même si tu te rates, la chute finira le travail.

Ceinture et bretelles ! Tu détestes cette expression, mais là, tu

trouves que c’est approprié.

On ne te retrouvera jamais, il ne passe jamais personne par ici,

et si par extraordinaire cela se produisait, ça ne serait pas avant des

semaines, des mois. Avec la chaleur de l’été, la putréfaction et des

tas d’animaux qui vont te bouffer, ton cadavre serait

méconnaissable. Aucune identification possible. Tu n’as sur toi

que le tee-shirt, le jean et les chaussures achetés la veille dans un

discount, plus le petit pistolet qui vient des puces, presque un

jouet, et quelques billets. Tes papiers, tes cartes, ton chéquier, tu

as tout brûlé avec tes derniers vêtements. Ta voiture, abandonnée,

les clefs dessus, dans une banlieue chaude. A l’heure qu’il est, elle a

déjà changé de numéro et trouvé un nouveau propriétaire.

Personne ne saura que tu es mort, même pas toi, puisque tu le

seras. Disparu, tout simplement. La dernière page de ta vie, la plus

vide, la plus désespérée, la plus lamentable, cette dernière page

sera enfin tournée.

Je ne veux pas mourir ! Son cri te sort brutalement de tes pensées,

elle a crié si fort son désespoir que ça te fige sur place. Jusque- là

tout ses mots avaient ricoché sur ta carapace sans te toucher, pas

plus que ses pleurs, pas plus que ce que tu as vu, une pauvre fille

perdue au fond de son ravin. Mais cette fois, « Je ne veux pas

mourir ». Cette supplique a trouvé le défaut de ta cuirasse, elle t’a

percé comme une flèche pour exploser dans ta petite cervelle.

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