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28 décembre 2018 5 28 /12 /décembre /2018 17:13
couv Du charbon dans les veines

couv Du charbon dans les veines

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Premier jour, bassin houiller lorrain

Certains squelettes étaient plus à l’aise dans leur linceul que moi dans ma salopette, lorsque j’ai vu les deux affreux débarquer. A coup sûr, ces deux mecs auraient été à leur place dans le pire des cauchemars. Je me suis frotté les yeux. Ils étaient toujours là, bien réels, devant moi. Tous deux vêtus de costumes sombres, silhouettes échappées d’un film noir des années cinquante. Des caricatures, au point que j’ai eu le plus grand mal à les prendre au sérieux. La suite m’a prouvé que j’avais eu tort.

Hormis le fait qu’ils portaient le même genre de fringues, on n’aurait pas pu imaginer plus dissemblables. Celui qui semblait diriger les opérations avait de l’embonpoint et l’air endormi : yeux mi-clos, allure indolente comme si mettre un pied devant l’autre était la tâche la plus harassante qui soit. Quand il s’est approché de moi, j’ai pu détailler son visage. Il était chauve, les dents mal plantées, et il avait été oublié le jour de la distribution des mentons. Il y a des spécimens d’humanité qui vous aident à mieux comprendre les thèses eugénistes.

L’autre était petit, malingre, cheveux en brosse, la démarche sautillante d’un moineau excité. Le gros était, des deux, le plus effrayant. Mais pas le plus dangereux, comme je n’allais pas tarder à m’en rendre compte.

Cela faisait dans les six mois que je travaillais chez Bobric, la dernière station-service du bassin houiller, la seule à survivre depuis que les prix de l’essence s’étaient envolés. Les gens avaient pris l’habitude d’aller faire le plein de l’autre côté de la frontière, elle y était un peu moins chère. Tous les pompistes de ce côté-ci avaient mis la clé sous la porte, sauf Bobric, la dernière station avant l’autoroute. Qui proposait, en sus, des petits travaux de mécanique, vidanges ou réglages de carburateur. Ouverte nuit et jour, il le fallait pour exister face à la concurrence des voisins d’outre-frontière. Nous faisions les trois-huit, un rythme de travail qui avait été celui de beaucoup de monde dans le bassin. Moi, je tournais sur le poste de l’après-midi et celui de vingt-deux heures à six heures du matin, tantôt l’un, tantôt l’autre.

Enfin, bassin houiller. C’est ex-bassin houiller qu’il aurait fallu dire, ou bassin ex-houiller. Dix ans bien sonnés qu’on n’y remontait plus de charbon et que les chevalements étaient livrés à la rouille, jeux de construction qui n’amusaient plus personne. Il en restait une douzaine, qui hissaient vers le ciel leurs carcasses désolées. Leur utilité désormais, c’était de rappeler que la mine avait été au centre de toutes les activités, que pendant plus d’un siècle elle avait été le coeur et l’âme de la région.

Le sous-sol, disait-on, était encore farci de houille. Mais de doctes économistes avaient décrété que ça coûtait trop cher de l’extraire, qu’il valait mieux la faire venir d’Afrique du Sud ou d’Australie. L’un après l’autre, tous les puits avaient fermé. Auparavant – dès les années quatre-vingt – on avait arrêté de former des mineurs, c’est dire si le crime était prémédité de longue date. « Qu’est-ce qu’ils feront quand y aura la guerre partout, et qu’on pourra plus faire venir le charbon de l’autre bout de la planète, râlait mon pote Johnny. Comment qu’y feront, hein, pour rouvrir les mines ? Y aura plus un seul mineur ! » Il trouvait toujours quelqu’un pour lui river son clou : « Ils auront plus besoin de nous. Ils enfonceront des tuyaux dans la terre, ils appuieront sur un bouton, et wouf, le charbon sortira tout seul, gazéifié ! Ou alors, ils enverront des robots creuser à notre place. »

Résultat, c’était comme si la fin du monde avait déjà eu lieu, dans notre coin. La fin d’un monde, en tout cas. Partout des usines froides, des sites industriels plus ou moins à l’abandon. Des canalisations, des vannes, des entrelacs de tubulures, des murs promis à la décrépitude. « Bassin houiller, bassin rouillé » chantonnait Johnny lorsque, sur nos motos, nous passions entre la centrale thermique et l’ancienne cokerie. La centrale qui fonctionnait à présent avec des turbines à gaz, un comble ! La cokerie, effacée du paysage : là où naguère elle se dressait, les démolisseurs avaient laissé cinquante hectares de friches. Nous roulions côte à côte, Johnny et moi, à petite vitesse pour ne pas effaroucher les fantômes de tous ceux qui avaient usé leur espérance de vie dans ces endroits. Nous n’accélérions qu’à partir du moment où la route s’élargissait. Y avait intérêt, pour dépasser en coup de vent la plateforme chimique et son odeur d’oeuf pourri.

Bassin houiller... Il n’y avait plus que le nom qui, parfois, flottait dans les conversations, surtout dans la bouche des anciens. Les gens haut placés, ceux qui décident de la vie des autres, avaient depuis longtemps tourné la page. Ils préféraient dire Moselle-Est. Et déjà ils en étaient à parler de sauvegarde du patrimoine et de tourisme industriel. Tout va si vite. Principalement quand on est sur la pente descendante. 

Pour trouver du travail, les jeunes générations devaient se spécialiser dans la chimie ou bien aller voir ailleurs, en Sarre ou en Alsace. J’avais été chanceux de trouver ce boulot chez Bobric, après plusieurs tentatives d’études post-bac qui ne m’avaient mené nulle part.

Ce devait être le milieu de l’après-midi. Une lumière crue découpait au scalpel le décor de la station-service. Des émanations de chaleur montaient du bitume, on les voyait ondoyer à l’oeil nu. Le mercure n’avait pas cessé de grimper les degrés du thermomètre depuis le matin. J’étais seul à l’accueil, préposé comme d’habitude à la surveillance des pompes et aux encaissements. Une grosse voiture noire a stoppé à l’écart, près du coin où l’on vérifiait la pression des pneus. J’ai jeté un coup d’oeil. Il y avait deux types à bord, un gros et un petit. Le petit a émergé le premier, du côté du conducteur. Il avait une tête maladive et la portait penchée, comme pour la dorloter entre les épaules de sa veste. Sa physionomie s’est gravée en moi : cheveux ras, visage livide, ronds noirs des lunettes de soleil. Un épouvantail, planté là sous le ciel en surchauffe. 

L’autre est d’abord resté à l’abri dans l’habitacle, il devait être du genre qui transpire facilement. Il a baissé la vitre et sa gueule s’est inscrite dans l’encadrement, malfaisante méduse remontant des profondeurs. Puis sa voix sifflante s’est insinuée dans les bruits du dehors. Je n’ai pas tout de suite compris qu’il s’adressait à moi. Alors il est sorti à son tour, a fait quelques pas précautionneux dans ma direction et a recommencé son laïus. Il avait un accent étrange, ni allemand ni anglais, tchèque peut-être, ou ploumdémoldèque pour ce que j’en avais à faire.

Je n’avais pas la moindre envie de bouger. Il fallait bien, pourtant. Je me suis levé de ma chaise et campé sur le seuil de la boutique. Je gardais les yeux baissés, je n’arrivais pas à les tenir fixés sur son visage, il était trop laid. Il parlait d’un accident survenu pendant la nuit, un accident mortel. D’après ce que j’ai cru comprendre, le conducteur qui avait perdu la vie était un ami à eux. Quelqu’un d’important, et qui était en possession de documents tout aussi importants. Est-ce que j’en avais entendu causer ? Et ces papiers, est-ce que par hasard je ne les avais pas vus passer ? Sans doute ils se baladaient dans la nature, vu qu’on ne les avait pas retrouvés dans la bagnole. Or, l’accident avait eu lieu pas très loin de la station-service…

Ma mémoire a flashé sur la fille de la nuit précédente. Surgie de l’obscurité, son ombre soudain profilée sur le parvis luisant de la station, elle arrivait à pied de la direction de l’autoroute, ce qui était déjà insolite en soi. J’ai cru me rappeler qu’elle avait, en plus du sac à main pendu à son épaule, autre chose au bout de son bras. Quelque chose, oui, comme une mallette peut-être, une sacoche ou un porte-documents. 

Mais pas question que je dise quoi que ce soit à ces deux croque-morts.

En général, je ne fais guère attention à ce qui se dit ou à ce qui se passe autour de moi. Un rêveur, voilà ce que pensent la plupart des gens à mon sujet. Mais ce n’est pas ça : je ne suis pas un songe-creux, un Jean-de-la-Lune. Je ne poursuis pas de chimères. Je me collette au réel et je m’efforce de m’y adapter, c’est tout. Survivre jour après jour, comme tout un chacun.

 

 

 

 

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