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5 juin 2016 7 05 /06 /juin /2016 12:32
" Des basses & débâcle " Léonard Taokao

" Des basses & débâcle " Léonard Taokao

Des basses et débâcle
Des basses et débâcle
Des basses et débâcle
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4 juin 2016 6 04 /06 /juin /2016 18:28
" Délices d'amour amers " Rachel Valentin

" Délices d'amour amers " Rachel Valentin

Au petit matin, l’équipe de ménage découvrit René-Igor
Klupek, 45 ans, directeur des ventes de la SA Floribo et fils,
tassé dans son fauteuil directorial ergonomique grand confort,
dossier en maille aérée anti-transpiration.
Lourdes paupières sur regard vert, bouche sensuelle, mâchoires
saillantes, un homme taillé pour les conquêtes. Charge
érotique inentamée. Ne serait le malencontreux petit trou, là,
sous la tempe gauche, juste au-dessus d’une folâtre mèche poivre
et sel barbouillée de rouge foncé.

.

.

.

.

.

Blandine Klupek mâchouillait un radis-cheddar-cresson

extrait d’un saladier d’argent aux trois-quarts vide. Le reliquat

des tonnes de canapés engloutis par ses hôtes avec le Roederer
millésimé. Elle-même lestée d’une demi-douzaine de minisandwichs
au foie gras arrosés d’autant de coupettes, se sentait
pour une fois en empathie totale avec le reste de l’humanité, y
compris les deux exotiques qui lui faisaient face. Lui, l’air d’un
communiant, tout raide dans son costume sombre et sa chemise
écrue, elle large tailleur pantalon, masque sévère encadré
de deux bandeaux de cheveux noirs.
Crinière drue séparée par une stricte raie sans virage, il avait
avec dignité descendu une bouteille à lui tout seul. Il tentait à
présent de rassembler ses idées, de ramener à la surface deux
ou trois mots de globish pour meubler la conversation.
« Blâânh deu blâânh ! You shouldn’t have, dear small madam ! »
Petite bouche en coeur, ça fait toujours de l’effet la bouche
en coeur et ça camoufle cette cochonnerie de bout de salade
coincé entre incisive et canine, Blandine opinait d’un air entendu.
« Mais comment donc, cher monsieur. »
Chou ? Il a dit quoi, là ? Misère. Qu’est-ce que je réponds ?
Je souris, voilà, je souris. En les attendant. Ils m’ont bien laissé
tomber. Qu’est-ce qu’il est allé nous chercher des Chinois ? Et elle,
qu’est-ce qu’elle fabrique ? Elle avait dit sept heures. Il est huit
heures passées.
Quarante secondes plus tard, porte qui claque, coups de
talons sur le parquet à faire exploser les vitres, Véra arrivait
précédée d’un grondement de tremblement de terre. Grande,
mince à l’excès, petite bouche en coeur, elle était la réplique
de sa mère, les lourdes paupières mises à part. Sans un regard
pour l’auteure de ses jours, sans un mot d’excuse, elle fondit
droit sur les convives, les gratifia d’un nihao caressant, suivi
d’une succession de sons gutturaux, et émollients à en juger
par le soudain relâchement des occipito-frontaux chinois.
« Ah, Véra ! Ma petite Véra ! Viens là que je te contemple. Tu
n’as pas changé. Comme tu es jolie ! Tu veux que je te dise ? Tu vas
rire. Ta mousse au chocolat-bergamote a un succès fou. Mais
si, je t’assure. Et tu sais pourquoi ? Non, bien sûr, tu ne sais
pas. Eh bien voilà, c’est tout simple. Nous l’avons inscrite au
repas de fin d’année de l’université et par voie de conséquence,
elle a fait son chemin dans le Tout Nankin. Elle circule sous le
nom de mousse Véra. C’est amusant, non ?
- Ma chère enfant, comme vous semblez sûre de vous à présent.
Loin de la petite étudiante que j’ai connue, humiliée. Si,
si, je dis bien, vous vous sentiez humiliée de devoir disséquer
une souris comme un lycéen de terminale, comme un bleu,
disiez-vous. Timide, mais le caractère bien trempé. Jamais un
autre que vous n’aurait osé claquer la porte du labo en fourrant
la souris dans la poche du professeur.
- Qu’est-ce qu’ils disent, mais qu’est-ce qu’ils disent ? Véra,
traduis, bon sang.
- Pas la peine, que des conneries. »
Blandine se renfrogna. J’en ai assez. Et la soirée ne fait que
commencer. Ses hôtes bombardés d’un sourire Ultra Brite, aïe
le cresson sur l’incisive, elle arrêta là les effusions, annonça
qu’on passait à la salle à manger, bras tendus vers la table dressée
comme pour le président Xi Jinping en personne et pria
Véra d’excuser son père. Il viendrait un peu plus tard dans la
soirée, retenu par une délicate négociation avec des prospects
réputés intraitables en affaires, des Asiatiques, tiens, justement.
Coup d’oeil appuyé.
A une heure vingt, libérée de son corset de bonnes manières,
affranchie des minauderies qu’elle s’était crue obligée de
distribuer toute la soirée, Blandine, moulue de partout, s’affalait
sur la couette de satin polyester, un goût tenace de beurre
d’escargot dans la bouche et l’amertume aux lèvres. Sans un
mot d’explication, portable muet, il avait eu le front de la laisser
toute seule se dépêtrer avec les Chinois qu’il avait pourtant
lui-même invités. Enfin ! Véra avait assuré. Encore heureux.
Si quelqu’un est responsable, c’est bien elle. Le mandarin. Tu vois
un peu l’idée. Elle spécule sur l’avenir. Faire espagnol, portugais,
à la rigueur gaélique ? Pas opportun, surtout trop banal. Mademoiselle
veut toujours sortir du lot, faire son intéressante. Tout
son père. Et où il est à cette heure-ci, celui-là ? Chez une de ses
pétasses, évidemment.
Blandine se tournait, se retournait dans son lit et son estomac
précédait le mouvement, bourré de tourte aux grenouilles
et de coq au vin. Elle avait mis un point d’honneur à sortir
l’artillerie lourde à l’intention de ses hôtes. Ravis de tant d’exotisme,
ils avaient repris deux fois de tous les plats, saucé leur
assiette avec entrain, fait un sort à l’aloxe-corton 2010, grand
millésime, puis, roses et frais comme une aurore de printemps,
ils avaient pris congé tout en courbettes.
A peine rentrés à leur hôtel, les Zhou étaient tombés d’accord,
jamais ils n’oublieraient le géromé fondant ni le vacherin
mirabelle flambé sous leurs yeux, ingurgités en cette délicieuse
soirée pas même assombrie par l’absence du père de Véra.
Pourvu qu’elle fût là, elle, avec sa mère.
« Charmante, cette madame Klupek, s’attendrit monsieur
Zhou.
- Limite idiote, oui, rétorqua son épouse. »

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2 avril 2015 4 02 /04 /avril /2015 18:30
Dix jours de canicule de Thomas degré

1
29 Juillet 1975 (?)


Il n’y a pas de commencement. Je me sens incapable d’attacher
une date précise à quoi que ce soit ; j’ai horreur des comptes,
des comptes à rendre, des comptes à rebours. Quand elle
m’a dit, à la terrasse d’un café, alors que je venais seulement de
lui adresser quelques mots, histoire de faire sa connaissance :
- Emmenez-moi au Mont-Saint-Michel.
Je lui ai répondu du tac au tac :
- Le temps d’aller chercher ma voiture et on y va !
Elle m’a souri en me regardant droit dans les yeux. Nous
sommes restés ainsi un long moment côte à côte, chacun assis
à sa table, à nous regarder et à sourire. Puis, en se rapprochant,
avec un léger accent qui me semblait venir de l’Europe du
Nord :
- Je plaisantais vous savez. En vérité, la seule chose qui m’intéresse
c’est l’argent. Si vous voulez passer un moment avec
moi, c’est cinq cents francs…
Sur le coup, j’ai été soufflé par tant de franchise, mais je
m’attendais à cette réponse, comme je vous l’expliquerai plus
tard. Instinctivement, j’ai porté la main à mon portefeuille,
sachant à l’avance que je ne disposais pas de la somme
nécessaire et je m’en suis voulu de tant de négligence. J’ai
hésité un instant avant de lui dire, le plus naturellement du
monde :
- Avec plaisir, mais je n’ai pas de liquide. Vous acceptez les
chèques ?
Là, son visage s’est légèrement durci, mais sans hostilité :
- Vous êtes naïf ou vous le faites exprès ? Ce ne sont pas les
banques qui manquent dans le quartier !
Elle pointa son index de l’autre côté de la rue pendant que
je consultais ma montre :
- Il est trop tard. À dix-sept heures, les banques sont certainement
fermées.
Elle eut un petit rire :
- Allez voir, on ne sait jamais…
- Vous croyez ?
Je me suis levé, lui affirmant que j’en avais pour cinq minutes,
et j’ai quitté précipitamment le café. J’ai traversé le boulevard
de la Madeleine comme un fou, manquant de me faire
renverser par une voiture, à deux reprises. J’étais content. Jusque-
là, tout allait comme sur des roulettes.
Arrivé devant les portes de la BNP, je n’ai pu que constater
leur fermeture comme je l’avais supposé. J’ai fait demi-tour
dans le même état d’excitation qu’à l’aller. Je n’avais qu’une
seule peur : qu’elle se soit volatilisée en mon absence. Mais je
l’ai aperçue parmi les consommateurs, assise à la même place,
belle, élégante, les jambes croisées sous sa jupe rouge, le visage
légèrement en arrière, offert au soleil de cette fin de juillet. Elle
m’a accueilli avec un air moqueur au fond des yeux :
- Vous êtes un drôle de type, quand même ! Vous êtes parti
en courant comme si c’était une question de vie ou de mort.
Et puis, on peut vous faire avaler n’importe quoi ! Tout le

monde sait que les banques ferment à seize heures !
- Alors, vous m’avez fait marcher ?
Elle se mit à rire franchement :
- C’est le moins que l’on puisse dire. Bon… Je resterais bien
avec vous à bavarder, mais je dois travailler, vous comprenez.
Je n’ai pas trouvé d’argument pour la retenir plus longtemps.
- Je vous reverrai ?
Elle m’a répondu sur un ton enjoué :
- Libre à vous, cher Monsieur.
Enhardi, je lui ai proposé :
- Alors vous savez ce que nous allons faire ? Demain, je vous
attendrai ici, à la même heure, et cette fois j’aurai du liquide,
d’accord ?
Elle a approuvé de la tête en se levant, est restée un instant
immobile devant ma table :
- Sans vouloir être indiscrète, vous avez déjà eu des relations
avec une prostituée ?
- Moi ?... Ce sera la première fois. Mais j’aime beaucoup les
fleurs de bitume…
Un sourire imperceptible flotta sur son visage. Je l’entendis
seulement murmurer : « Je m’appelle Ann ». Et elle s’est éloignée…
Je suis resté à contempler ma tasse de café en savourant ma
victoire. Le contact était établi, et c’était l’essentiel. Je revoyais
la tête de Monsieur Charles (le patron de l’agence où j’étais
détective stagiaire depuis six mois) au moment où je lui avais
exposé mon plan. Il avait émis un petit sifflement pour bien
marquer sa surprise avant d’ajouter :
- Pas mal, Polo !

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14 février 2015 6 14 /02 /février /2015 17:24
Chronique de la stagnation

" Chronique de la stagnation " Paul-Antoine Garisat

ETT / Territoires Témoins Collection Dépendances

210 pages 19,00 €

Prologue

J’étais là, et j’aurais bien voulu prendre part à la discussion
moi aussi, mais bien sûr ce n’était pas possible. Les gens
comme moi, les gens normaux, ceux qui travaillent et qui sont
honnêtes, on a plus le droit de parler de nos jours, on est juste
bons à écouter faut croire.
Y avait ce plateau de télé, avec cette bonne femme et tous
ces journalistes-experts, et ils arrêtaient pas de s’engueuler, et
parfois, sur certains sujets, ils étaient tous d’accord. D’ailleurs,
juste comme ça, juste une digression comme on dit, on sait
pas pourquoi y en a qui sont à la télé et d’autres non. Un
beau jour, on vous présente un type à une émission, que vous
connaissez pas, et on vous dit qu’il est intelligent et qu’il a des
choses à dire. Et le type, il parle comme ça pendant plusieurs
années. Il vous répète le même genre de trucs tout le temps, et
on sait pas pourquoi il vous dit ça.
Du coup, pour revenir à ce que je disais, à un moment la
femme elle a dit, au milieu de tous les autres qui gueulaient
eux aussi, elle a dit, entre autres choses, la chose suivante : Moi
je pense qu’on doit attaquer ce pays. Au nom de la démocratie ! Au
nom des droits de l’homme ! Et au nom de la paix ! Elle a fait
une pause entre chaque phrase quand elle a dit ça. Elle a bien
détaché chaque mot, pour avoir l’air le plus solennel possible.
On aurait dit une actrice.
Et là moi, j’avoue, j’ai pas compris. Parce que soit on est
pour la paix, et alors on n’attaque pas les gens comme ça, sans
raison, à l’autre bout du monde, et qui vous ont rien fait. Soit
on envoie les avions avec leurs missiles et leurs bombes, et on
va faire péter des marchés où y a des gens qui font leurs courses,
et qui vous ont rien fait, certes, mais peut-être alors que y
a d’autres raisons.
Et franchement, je veux pas dire, mais je pense que j’ai pas
été le seul à pas comprendre. Parce que tu mets n’importe qui
en face de toi, dans un café, dans la rue, ou à un arrêt de bus,
et tu lui sors une connerie pareille, eh ben je te garantis que le
mec il te rit au nez. Et si en plus tu te mets à insister, eh ben le
gars, je vais te dire, y a un moment où il va voir rouge. Et alors
méfie-toi, parce que s’il pense que tu te fous de lui et que t’essayes
de l’embobiner, crois-moi, c’est pas des conneries, c’est
possible qu’il te foute son poing dans la gueule. Et là faudra
pas venir pleurnicher. Mais bon, ça c’est ce que je pense, c’est
juste une digression.
Parce que c’est pas terminé. Ensuite, y a deux jeunes gars
qui sont intervenus sur le plateau. Heureusement, le service
de sécurité a été correct avec eux, ils les ont laissé parler. Les
caméras, elles avaient déjà tout filmé, donc c’était foutu, ils
pouvaient plus les faire partir. T’imagines toi, faire sortir deux
jeunes de force comme ça, devant des caméras ? Non, y a
quand même encore des formes à respecter. Y a des manières.
Alors les jeunes, je te le dis comme ça s’est passé, ils y sont
pas allés de main morte. Faut pas leur raconter des conneries
aux jeunes. Ça, ça les rend dingues qu’on leur raconte des
conneries. D’ailleurs, plus j’y pense, et plus je me dis qu’ils
auraient quand même mieux fait de les faire sortir. Parce que
franchement, là, vu comment ça s’est terminé...
Les jeunes ils se sont installés au milieu du plateau, comme
ça, comme s’ils étaient chez eux. Ils se sont dit que maintenant,
eux aussi ils pouvaient parler et dire ce qu’ils voulaient,
y a pas de raison. Alors ils ont dit ce qu’ils pensaient des autres
qu’étaient là, comme quoi c’étaient des menteurs éhontés.
Ehontés, ils ont bien dit. Des falsificateurs de preuves aussi,
et des vauriens manipulateurs, tout ça quoi, ils leur ont sorti
la totale. Ils étaient vachement excités quand ils parlaient, ça
faisait bizarre de voir ça à la télé, pour de vrai.
Les autres, du coup, ils se foutaient d’eux à cause de ça. Ils
avaient un petit sourire en coin. Parce que, pour eux, ça suffit
pas d’être sur le plateau, faut y avoir été invité. Et les jeunes,
eux, ils avaient pas été invités.
Mais ils se sont quand même pas démontés. C’est là qu’on
voit que eux aussi ils pouvaient être malins. Ils ont arrêté d’être
énervés, et ils ont commencé à parler plus calmement. Et ça a
tout changé, ça, de parler calmement.
Puis ils ont sorti des documents. Des documents officiels
qu’ils ont dit, où y avait pas mal de vérités qu’on raconte pas
en général. Des révélations. Et là, les autres, ils ont commencé
à flipper. Du coup, c’est eux qui s’excitaient. Et au fur et à mesure
que les jeunes disaient ce qu’il y avait dans les documents,
eux, ils devenaient de plus en plus excités. Disparu leur petit
sourire en coin. Effacé ! Parce que des révélations y en avait, et
c’était pas beau à entendre.
Mais autant vous dire que tout ça c’est pas passé comme ça,
tranquillement. Tout le monde a voulu parler du coup, ils ont
essayé de leur couper la parole plein de fois.
A un moment, la fille qui voulait faire la guerre, elle a même
demandé aux gars de la sécurité de faire sortir les jeunes. Mais
les gars de la sécurité, eux, ça les intéressait bien toutes ces histoires.
Et là j’ai senti que y avait comme un flottement, parce
que quand le service d’ordre il obéit plus, à mon avis, c’est que
ça commence à sentir mauvais pour les mecs en place.
La fille, du coup, elle devenait complètement folle, hystérique
même. Elle disait que de toute façon, tout ça, ça changerait
rien, parce que c’était eux qui gouvernaient, et que y aurait pas
de changement, quoi qu’il arrive. Même les jeunes, et pourtant
c’est eux qui avaient foutu la merde, ils étaient choqués
d’entendre ça. Eux non plus, je crois, ils s’attendaient pas à
entendre un truc pareil. C’est vrai que d’habitude, ces gens, ils
te disent pas des trucs comme ça franchement en face.
Et faut les remercier ces jeunes, parce que grâce à eux, après,
ça a plus été pareil. On est passé à autre chose. Ils ont été l’élément
déclencheur.

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14 février 2015 6 14 /02 /février /2015 17:07
Le chant des baleines

Le chant des baleines Didier Jung

ETT / TérritoiresTémoins

Collection Borderline 168 pages 16,00 €

1
Nuit du mardi 5 août : mer de Barents,
entre l’île aux Ours et le Spitzberg

Une heure quinze du matin. Tandis que le soleil remonte
à l’horizon, le corps sans vie de Jawad Afridi s’enfonce, mètre
par mètre, dans les profondeurs obscures et glaciales de la mer
de Barents.
A-t-il seulement, avant de mourir, connu l’ultime bonheur
d’entendre le mystérieux et envoûtant chant des baleines ?


2
Matin du dimanche 3 août :
aéroport d’Oslo-Gardemoen

Ange Morazzani observait d’un oeil distrait le ballet incessant
du personnel de l’aéroport. Juchés sur leur vélo, le coup de
pédale ferme, les employés parcouraient en zigzaguant la zone
de transit, sans but apparent. Le spectacle qu’ils offraient était
d’autant plus cocasse que le nouvel aéroport d’Oslo-Gardemoen
n’était pas parmi les plus vastes d’Europe. Sa réputation
résidait hélas ailleurs. Il détenait le record européen des retards
enregistrés quotidiennement ! Ce matin encore, le départ du
vol de Tromsø avait été plusieurs fois reporté.
Cela faisait deux heures que Morazzani était assis sur ce fauteuil
métallique, aussi froid qu’inconfortable. Au moins avaitil
échappé à la canicule qui régnait depuis plusieurs jours sur
Paris. Impossible de dormir, ni même de sortir de chez soi
avant la tombée de la nuit. Finalement, se disait-il, ses collègues
n’avaient pas été si mal inspirés en lui offrant cette croisière
pour son départ en retraite. L’idée lui avait a priori paru
saugrenue. Lui-même n’y aurait jamais pensé. Il était plutôt
classique dans ses goûts. Une croisière, pensait-il, c’était bon
pour les Caraïbes ou la Méditerranée, pas pour le Spitzberg,
un coin de la planète qu’il aurait été bien incapable de pointer
sur une carte. Sa surprise avait été grande de découvrir que cet
archipel se situait à moins de mille kilomètres du pôle Nord, à
peu près la distance entre Paris et sa Corse natale.
Morazzani ne mesurait pas plus d’un mètre soixante-cinq.
Ses cheveux frisés grisonnaient. Ses yeux très noirs donnaient à
son regard un air parfois inquiétant. Il s’exprimait lentement,
comme s’il réfléchissait avant de choisir ses mots, sans jamais
élever la voix, avec un léger accent traînant qui lui venait de
son île d’origine. On l’aurait facilement imaginé, revêtu d’un
costume de berger, au milieu d’un troupeau de moutons, perdu
dans le maquis qui entourait son village d’Oletta, au-dessus
du golfe de Saint-Florent.
À soixante ans, il avait derrière lui quarante ans de carrière
dans la police. Fraîchement débarqué sur le continent et
chaudement recommandé par un cousin, chef de service au
ministère de l’Intérieur, il avait débuté comme simple gardien
de la paix, à Paris. Intelligent, courageux, malin, ne comptant
pas son temps et surtout doté d’un flair devenu légendaire,
il avait patiemment et régulièrement gravi les échelons de la
hiérarchie policière, jusqu’au grade de commandant. Ses dix
dernières années, il les avait passées à la Brigade criminelle de
Paris, « au 36 », comme l’appelaient les initiés. Célibataire et
n’ayant guère d’autre centre d’intérêt que son métier, il avait
vu arriver la retraite avec angoisse. Aujourd’hui, l’échéance
était là et il s’interrogeait toujours sur la manière dont il allait
occuper son temps.
Curieux de tout ce qui l’entourait, perpétuellement aux
aguets, il n’aimait rien plus que disséquer la personnalité de
ses semblables. Pénétrer leur âme lui procurait la plus extrême
des jouissances. Dans la police, cette spécialité avait un nom,
le profilage. Morazzani était un profileur, l’un des meilleurs de
la Crim.
C’était précisément à ce genre de sport qu’il était en train
de se livrer, laissant traîner ses oreilles et errer son regard sur
ses voisins. La langue dans laquelle la plupart s’exprimaient ne
facilitait pas l’exercice. Le norvégien ne lui était pas familier !
La seule langue étrangère qu’il maîtrisait était l’anglais. Il devait
cette bonne connaissance de la langue de Shakespeare aux
programmes d’échanges avec Scotland Yard auxquels il avait
longtemps participé. Il comptait encore quelques amis dans la
police britannique.
À défaut d’appréhender les idiomes nordiques, il s’efforçait
d’identifier, en scrutant leurs traits, leurs attitudes, leurs mimiques
et leur mise, ceux des voyageurs qui avaient un profil de
croisiériste. Son bateau devait appareiller à dix-neuf heures du
port de Tromsø, pour une longue traversée vers le Spitzberg.
Dans la salle, les crinières blanches et les crânes dégarnis
dominaient. Il y avait une majorité de retraités parmi les
femmes et les hommes rassemblés autour de lui. Beaucoup
avaient largement dépassé la soixantaine. Joviaux et sans complexes,
ils échangeaient leurs impressions d’un banc à l’autre,
à grands renforts d’éclats de rire. Tous étaient sensiblement
vêtus à l’identique, portant des doudounes multicolores où
dominaient le rose et le violet, des tenues qui devaient provenir
de la même chaîne de magasins. Certains avaient déjà mis
des casquettes ou des bonnets de laine sur leur tête.
Mais le policier s’intéressait surtout aux autres, ceux qui
sortaient du lot commun. Un homme aux traits nordiques,
grand, très maigre, chauve malgré son apparente jeunesse,
portant des lunettes très épaisses, le visage taillé à la serpe, plutôt
mal habillé, était assis à l’autre bout de la salle, seul. Étaitil
norvégien, suédois ou danois ? Difficile à dire. Un jeune
homme de vingt-cinq ans environ, à l’allure d’étudiant, était,
quant à lui, absorbé dans la lecture, indifférent à son environnement.
Deux jeunes femmes, plutôt jolies, somnolaient,
blotties l’une contre l’autre. Un homme au teint basané, petit,
frêle, de type maghrébin, turc ou peut-être indien, faisait les
cent pas devant les panneaux d’affichage, l’oeil braqué sur les
horaires de départ, comme s’il craignait de rater son vol. Sans
doute n’avait-il pas l’habitude de voyager. Plus loin, un couple
entretenait une conversation animée, joignant volontiers
le geste à la parole. Des Italiens, à coup sûr, pensa le policier,
bien qu’il soit trop éloigné d’eux pour percevoir la moindre
bribe de leur discussion. De là où il se trouvait, la femme lui
sembla nettement plus âgée que son compagnon de voyage.
Ce jeu de devinettes que Morazzani pratiquait avec sagacité,
fut brusquement interrompu par le grésillement du hautparleur
qui précéda une annonce en anglais. La voix était déformée.
Morazzani dut se concentrer et tendre l’oreille pour
comprendre que l’hôtesse appelait les passagers en partance
pour Tromsø. Il constata alors, avec une certaine satisfaction,
que les voyageurs qu’il avait identifiés comme de probables
compagnons de croisière, prenaient tous la direction de la porte
D, où commençait l’embarquement du vol de la compagnie Braathens

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