« Sortie de route » Laura Carrere
ETT / Territoires Témoins Collection Dépendances
BLIND DATE
Tout est histoire de prénoms. Tu t’appelles Samantha, tu
seras coiffeuse. Tu t’appelles Adhémar, tu seras écrivain ou
diplomate à Washington. Tu t’appelles Sixtine, c’est que tu
es noble, ou au moins, pleine aux as. T’appeler Sixtine et
naître fille de vignerons beaujolais, avoir neuf de moyenne en
troisième et ressembler à un pot à tabac comme dirait mon
père, désolée ma cocotte c’est pas possible. Tu as dû te gourer
quelque part. Il y a erreur.
N’empêche. Qu’est-ce que je peux y faire, moi ? Surtout,
qu’est-ce qui leur a pris à eux, devant le berceau en forme de
bac Ikea monté sur roulettes de la maternité de Villefranche-sur-
Saône, entre la grand-mère sous le fichu et le grand-père
qui fumait la pipe sous mon nez de marmot ? Ils ont cru
qu’ils avaient gagné au loto ou quoi ? Ils se sont dit qu’avec
mon patrimoine génétique, je deviendrais miss Monde ou
prix Nobel ? Le plus beau c’est quand même la combinaison
Nom, Prénom, Profession. Je vous le donne en mille. Michon,
Sixtine, apprentie-pâtissière. Vous ne trouvez pas qu’il y a un
truc qui cloche ?
Le physique, avec ça. Ambiance 95-80-95 de large sur un
mètre cinquante-cinq de haut, presque pas de ventre mais
énormément de fesses, et une poitrine à ne plus savoir qu’en
faire. Il n’y a que mes cheveux, noirs et bouclés, qui sont à
la hauteur. Ils font ce qu’ils peuvent, eux, ils se donnent les
moyens. La voix, aussi ; je peux à la rigueur donner du Sixtine
au téléphone. Le reste, il faut oublier… Oublier, facile à
dire, mais je me le coltine tous les jours. Et vous croyez que
ça m’aide pour me caser, ça ? En cinq ans, deux hommes ;
le premier vraiment trop Michon et pas du tout Sixtine, qui
faisait un bruit de vidange en avalant sa soupe ; le deuxième,
aussi enthousiaste qu’un croque-mort aux heures travaillées.
Sinon, rien, le néant. Et ce n’est pas dans mon travail, entre
les pâtissiers bedonnants et les clients troisième âge, que je
vais me dégoter le bon. D’ailleurs, à la boutique, je fais attention.
Souriante mais professionnelle. Pas d’embrouille, je tiens
à mon emploi, moi. Je sais, de l’extérieur on se dit c’est quoi ce
boulot foireux, t’as pas de RTT et tu sens le gâteau que ça en
est écoeurant, mais toute ma vie j’ai rêvé de travailler dans une
pâtisserie, on me ferait balayer les toilettes que j’y serais bien.
Pour aller au boulot je prends le train tous les matins, toujours
le même. 7 h 52 à Saint-Germain, 8 h 05 à Lyon-Part-Dieu.
Si je compte une marge de sécurité de deux minutes je
dois me laver les dents à 7 h 36. C’est de la mécanique de précision.
Dans le train, je m’assieds toujours au même endroit.
Voiture 14 place 48. La voiture 14, c’est bien entendu pour
gratter les trente secondes de marche à mon arrivée à Lyon
Part-Dieu. Vous aurez bien remarqué, tout le monde fait ça.
Les gens passent leur temps dans des boulots nuls et des loisirs
nuls, mais quand il s’agit d’économiser une microseconde de
trajet, trouvez-m’en un qui ne calcule pas. Bon d’accord, la
place 48 c’est de la routine pure. Et même ce n’est pas un
choix si adroit que ça, la place 48, à bien cinq mètres de la
porte coulissante. Mais bon, maintenant c’est l’habitude, et
comme tout le monde fait comme moi, tout le monde a son
petit fauteuil à lui, il est bien rare qu’on me la pique.
Dans le train, je comate en écoutant Couleur 3 sur mon
iPhone. Les collègues à la boutique se moquent de moi, « Vasy
Couleur 3 c’est ringue, faut écouter Sky c’est top ». Ben oui
mais moi, Sky, je ne peux pas. Dès le matin, les barrissements
de l’autre qui hurle sa joie de vivre dans le poste pour te la
contaminer, impossible. Couleur 3 ça me berce, ça prolonge
un peu ma nuit. Souvent même, je m’endors.
Souvent, mais pas depuis un mois, enfin depuis que j’ai vu
l’autre beau gosse, là, en face de moi, enfin non pas vraiment
en face, en face mais en biais vous comprenez ? La bonne position
pour le mater sans arrêt en toute impunité, surtout qu’il
fait nuit dehors et assez noir dans la voiture. Lui, place 39, moi
place 48, tous les matins. Cinq mètres nous séparent pendant
treize minutes. Je ne le vois jamais monter ni descendre, il me
précède et me laisse descendre la première. A la montée je le
frôle en lui tournant le dos, mais je descends de l’autre coté de
la voiture. J’ai toujours fait ça et je ne voudrais pas qu’il croie
que je change mes habitudes pour ses beaux yeux.