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29 novembre 2015 7 29 /11 /novembre /2015 17:12
Sortie de route

« Sortie de route » Laura Carrere

ETT / Territoires Témoins Collection Dépendances

BLIND DATE

Tout est histoire de prénoms. Tu t’appelles Samantha, tu

seras coiffeuse. Tu t’appelles Adhémar, tu seras écrivain ou

diplomate à Washington. Tu t’appelles Sixtine, c’est que tu

es noble, ou au moins, pleine aux as. T’appeler Sixtine et

naître fille de vignerons beaujolais, avoir neuf de moyenne en

troisième et ressembler à un pot à tabac comme dirait mon

père, désolée ma cocotte c’est pas possible. Tu as dû te gourer

quelque part. Il y a erreur.

N’empêche. Qu’est-ce que je peux y faire, moi ? Surtout,

qu’est-ce qui leur a pris à eux, devant le berceau en forme de

bac Ikea monté sur roulettes de la maternité de Villefranche-sur-

Saône, entre la grand-mère sous le fichu et le grand-père

qui fumait la pipe sous mon nez de marmot ? Ils ont cru

qu’ils avaient gagné au loto ou quoi ? Ils se sont dit qu’avec

mon patrimoine génétique, je deviendrais miss Monde ou

prix Nobel ? Le plus beau c’est quand même la combinaison

Nom, Prénom, Profession. Je vous le donne en mille. Michon,

Sixtine, apprentie-pâtissière. Vous ne trouvez pas qu’il y a un

truc qui cloche ?

Le physique, avec ça. Ambiance 95-80-95 de large sur un

mètre cinquante-cinq de haut, presque pas de ventre mais

énormément de fesses, et une poitrine à ne plus savoir qu’en

faire. Il n’y a que mes cheveux, noirs et bouclés, qui sont à

la hauteur. Ils font ce qu’ils peuvent, eux, ils se donnent les

moyens. La voix, aussi ; je peux à la rigueur donner du Sixtine

au téléphone. Le reste, il faut oublier… Oublier, facile à

dire, mais je me le coltine tous les jours. Et vous croyez que

ça m’aide pour me caser, ça ? En cinq ans, deux hommes ;

le premier vraiment trop Michon et pas du tout Sixtine, qui

faisait un bruit de vidange en avalant sa soupe ; le deuxième,

aussi enthousiaste qu’un croque-mort aux heures travaillées.

Sinon, rien, le néant. Et ce n’est pas dans mon travail, entre

les pâtissiers bedonnants et les clients troisième âge, que je

vais me dégoter le bon. D’ailleurs, à la boutique, je fais attention.

Souriante mais professionnelle. Pas d’embrouille, je tiens

à mon emploi, moi. Je sais, de l’extérieur on se dit c’est quoi ce

boulot foireux, t’as pas de RTT et tu sens le gâteau que ça en

est écoeurant, mais toute ma vie j’ai rêvé de travailler dans une

pâtisserie, on me ferait balayer les toilettes que j’y serais bien.

Pour aller au boulot je prends le train tous les matins, toujours

le même. 7 h 52 à Saint-Germain, 8 h 05 à Lyon-Part-Dieu.

Si je compte une marge de sécurité de deux minutes je

dois me laver les dents à 7 h 36. C’est de la mécanique de précision.

Dans le train, je m’assieds toujours au même endroit.

Voiture 14 place 48. La voiture 14, c’est bien entendu pour

gratter les trente secondes de marche à mon arrivée à Lyon

Part-Dieu. Vous aurez bien remarqué, tout le monde fait ça.

Les gens passent leur temps dans des boulots nuls et des loisirs

nuls, mais quand il s’agit d’économiser une microseconde de

trajet, trouvez-m’en un qui ne calcule pas. Bon d’accord, la

place 48 c’est de la routine pure. Et même ce n’est pas un

choix si adroit que ça, la place 48, à bien cinq mètres de la

porte coulissante. Mais bon, maintenant c’est l’habitude, et

comme tout le monde fait comme moi, tout le monde a son

petit fauteuil à lui, il est bien rare qu’on me la pique.

Dans le train, je comate en écoutant Couleur 3 sur mon

iPhone. Les collègues à la boutique se moquent de moi, « Vasy

Couleur 3 c’est ringue, faut écouter Sky c’est top ». Ben oui

mais moi, Sky, je ne peux pas. Dès le matin, les barrissements

de l’autre qui hurle sa joie de vivre dans le poste pour te la

contaminer, impossible. Couleur 3 ça me berce, ça prolonge

un peu ma nuit. Souvent même, je m’endors.

Souvent, mais pas depuis un mois, enfin depuis que j’ai vu

l’autre beau gosse, là, en face de moi, enfin non pas vraiment

en face, en face mais en biais vous comprenez ? La bonne position

pour le mater sans arrêt en toute impunité, surtout qu’il

fait nuit dehors et assez noir dans la voiture. Lui, place 39, moi

place 48, tous les matins. Cinq mètres nous séparent pendant

treize minutes. Je ne le vois jamais monter ni descendre, il me

précède et me laisse descendre la première. A la montée je le

frôle en lui tournant le dos, mais je descends de l’autre coté de

la voiture. J’ai toujours fait ça et je ne voudrais pas qu’il croie

que je change mes habitudes pour ses beaux yeux.

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