Amnésie Serge Radochévitch ETT / Borderline
Il a pris un taxi, il a donné l’adresse, un quart d’heure vingt
minutes a annoncé le chauffeur, il n’a rien répondu, s’est contenté
d’un hochement de tête. Il regarde la ville qui se déploie devant
lui, sa ville, mais il ne se souvient pas, ne reconnaît rien.
Un matin, il s’est réveillé dans une chambre d’hôpital. Une
nouvelle naissance, pourrait-on dire, puisqu’il avait oublié tout ce
qui faisait sa vie avant. Il avait paniqué, vraiment. On lui avait expliqué.
Accident de voiture. Fracture du crâne et autres babioles.
Coma. Un mois ! Et quand il se réveille enfin, il est tout propre
et réparé. Enfin, presque. Un mois de convalescence et de remise
à niveau. Pénible. On prend soin de lui. Pénible. Tous ceux et
celles qui viennent le voir et qu’il ne reconnaît pas. Ses parents.
Tu t’appelles Pierre-Julien, je suis ton père, Patrice, et voici ta
mère, Fabienne, les médecins ont dit, ils parlent trop et trop vite.
J’ai coassé un merci d’être venus, esquissé un sourire, la fenêtre
est ouverte, il ne faut pas, à cause du brouillard, il entre partout
et m’empêche de respirer, fermez la fenêtre, merci papa merci
maman, ils sont partis.
Il fait beau dehors, je vois le soleil et je ris tout seul dans mon
lit. Parce que j’ai eu peur. Et maintenant, comme un gosse, je
m’émerveille, je n’ai pas tout oublié, je parle, je sais lire, écrire
et compter, merci maîtresse. Et ils sont revenus, papa, maman
et les autres, regarde la photo, c’est toi avec ton frère ah, il a un
frère – et puis celle-là, c’est Noël en famille, tu dois quand même
te rappeler… Non, il a hurlé, non, il ne se souvient pas ! Ils ont
eu l’air peiné. Il a fermé les yeux. Marre, vraiment marre. Il a
gardé certains automatismes, ne pas oublier de se raser le matin,
prendre une douche, s’habiller, pas de problème, sauf pour la
cravate. C’est comme un serpent qui lui glisserait entre les doigts.
Il la jeta dans sa valise. Pour plus tard. Il ne sait pas ce que sera
ce plus tard, mais ça ne peut pas être pire que ce trou noir, son
passé disparu au bord d’une route. Des fois, il a envie de rire.
Parce que c’est absurde. Parce que ce qui est ne devrait pas être.
Comme lui-même ! Ce choc, quand pour la première fois, il s’est
regardé dans le miroir de la salle de bains. Quel était cet inconnu
qui le regardait ? Un visage, le sien, il le tâtait du bout des doigts,
comme un aveugle. Il mit quelques jours à s’y habituer, puis à se
l’approprier. Il a une belle cicatrice, du milieu du front à la tempe
gauche.
- Vous êtes arrivé, monsieur !
Il sortit de la voiture, paya, au revoir monsieur, au revoir. C’était
donc là, un immeuble de cinq étages, avec un parking pour les
résidents, à ce qu’on lui a dit, il n’a plus de voiture, deuxième
étage, appartement 12, un F3. Il en fit le tour, humant, reniflant,
regardant tout et le détail, il était chez lui et ne reconnut rien. Pas
encore, se dit-il, mais ça viendra, demain, plus tard. Impression
d’étouffement.
Il sortit. Dehors, c’était plein soleil, juillet en été. Il resta planté
un moment sur le trottoir ; indécis, ne sachant que faire et où
aller. Une petite promenade dans le quartier, oui, ce serait bien,
se familiariser avec, alors oui, marcher un peu au hasard, ne rien
brusquer, laisser venir les choses et peut être…
Le quartier, c’était d’abord une grande place rectangulaire,
avec au milieu, un marché couvert, et tout autour, beaucoup de
boutiques, cafés-bars, restaurants. Son immeuble était un peu en
retrait, à deux rues de la place.
Sur une impulsion soudaine, il alla s’asseoir à la terrasse d’un
café-restaurant et commanda une bière. Il prit le journal local et
commença à le feuilleter.
- Voilà, monsieur Julien !
- Merci !
On le connaissait. Fascinant ! Le garçon, un grand échalas,
hésita, puis demanda, vous allez mieux, nous avons appris pour
votre accident… Julien répondit que oui, il allait mieux, n’étaient
ses pertes de mémoire.
- Vous voyez, je ne me souviens plus de votre nom !
- Alberto, monsieur !
D’autres clients arrivaient, Alberto alla les servir. Julien eut
l’impression qu’on parlait de lui. Cela l’agaça, il paya et partit. Il
fit quelques achats à l’épicerie du coin et rentra chez lui.
C’était chez lui et ça ne l’était pas. Avec la peur de ce qu’il
allait découvrir. Comment était-il avant ? Ses goûts, ses couleurs,
sa musique, cet appartement devait en avoir gardé la trace. Quel
serait le tableau final, lui plairait-il ou non ? Il pourrait tricher,
enlever ceci, ignorer cela, rajouter un peu de couleurs.
En plein délire.
Son médecin, un gars sympa et grand bricoleur de neurones,
aurait apprécié. Quand il était sorti du coma, il lui avait tenu un
drôle de discours.
- Vous êtes un voyageur qui arrive en terre inconnue. Vous
voyez des choses qui vous paraissent étranges, bizarres, incongrues,
d’autres qui vous étonnent ou vous émerveillent, d’autres
aussi qui vous font peur ou vous révulsent. Vous m’en parlez,
mais si vous préférez, vous pouvez les écrire.