Princesse en son royaume
Avec Alice, l’automne venu, nous allions au parc de la Pépinière,
ramasser les feuilles craquantes, les belles jaunes et les
toutes rouges, pour en garnir sa chambre. Cette moquette végétale,
posée en douce, était tolérée un jour ou deux par sa
marâtre. Le roi Karl était maintenu dans l’ignorance de cette
faute caractérisée d’hygiène. Mais peut-être faisait-il la sourde
oreille car la princesse Alice, sa fille bien-aimée, avait acquis
tous les droits depuis le décès de sa mère, la malheureuse Agathe,
empoisonnée par Laure, la blondasse qui la détrôna.
Les verts paradis sont éphémères, et les princesses aux pantoufles
de vair subissent les agressions de grandes personnes
sensées pour qui les feuilles mortes sont des déchets… J’entends
encore la voix cristalline de Laure, réprimandant Alice...
Dans quarante-huit heures, ces nids à microbes doivent être à
la poubelle, n’est-ce pas ?… Il paraît que les contes constituent
un vaste réservoir commun à toute l’humanité. Cependant,
dans les six cents livres de la rentrée littéraire, n’en figurent
pas. Le genre est obsolète. Ou alors c’est moi qui le suis. Mon
imaginaire est probablement erroné. Moi, l’adulte facétieux
qui vient régler ses contes avec sa jeunesse.
Je m’appelle Julien. Un prénom stendhalien tombé dans le
domaine public. Porté par beaucoup d’hommes entre vingtcinq
et cinquante ans. Il m’avait semblé qu’en laissant filer le
temps, l’air de rien, sans souffler la moindre bougie, je serais
épargné, mais les années me sont tout de même passées dessus,
les scélérates ! J’ai cinquante ans bien sonnés. Alice a sans
nul doute cessé d’être une petite altesse choyée. Et je n’ai plus
l’âge de faire le mariole pour qu’elle rigole. Pierrot m’a prêté
son ordinateur, à moi qui m’exprime plutôt avec des pinceaux
et je suis en train d’écrire quelques mots pour la postérité. Il
était une fois… plusieurs fois même... Ce conte contemporain,
- voire décompte - se loge dans les brumes et les ors de
la Lorraine où je débarque, en cet octobre 2015, après une
longue absence.
Attablé à la terrasse du Foy, place Stanislas, je savoure
l’amertume de l’automne parvenu à maturité, comme moi.
Quelques feuilles indisciplinées, échappées des tilleuls qui garnissent
le parc proche se posent comme des papillons fanés
sur les pavés blancs bien polis. Du temps où j’étais étudiant,
cet espace était salement goudronné et on y garait sa voiture,
quand on en avait une, jusqu’au pied de la statue de Stanislas
Leszczynski, serviteur des arts, à qui la Lorraine est reconnaissante,
selon l’épitaphe. Je me remémore les rendez-vous que
j’ai donnés sur ces marches. Satanée mémoire sélective qui me
fait me souvenir surtout de ceux qui ont tourné court. J’attendais,
assis sur la pierre froide avec mon vélo fixé à la marche
par une pédale. J’attendais une femme qui m’avait déjà oublié.
Café ? s’enquiert le serveur perspicace à qui j’ai fait signe.