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14 février 2015 6 14 /02 /février /2015 17:07
Le chant des baleines

Le chant des baleines Didier Jung

ETT / TérritoiresTémoins

Collection Borderline 168 pages 16,00 €

1
Nuit du mardi 5 août : mer de Barents,
entre l’île aux Ours et le Spitzberg

Une heure quinze du matin. Tandis que le soleil remonte
à l’horizon, le corps sans vie de Jawad Afridi s’enfonce, mètre
par mètre, dans les profondeurs obscures et glaciales de la mer
de Barents.
A-t-il seulement, avant de mourir, connu l’ultime bonheur
d’entendre le mystérieux et envoûtant chant des baleines ?


2
Matin du dimanche 3 août :
aéroport d’Oslo-Gardemoen

Ange Morazzani observait d’un oeil distrait le ballet incessant
du personnel de l’aéroport. Juchés sur leur vélo, le coup de
pédale ferme, les employés parcouraient en zigzaguant la zone
de transit, sans but apparent. Le spectacle qu’ils offraient était
d’autant plus cocasse que le nouvel aéroport d’Oslo-Gardemoen
n’était pas parmi les plus vastes d’Europe. Sa réputation
résidait hélas ailleurs. Il détenait le record européen des retards
enregistrés quotidiennement ! Ce matin encore, le départ du
vol de Tromsø avait été plusieurs fois reporté.
Cela faisait deux heures que Morazzani était assis sur ce fauteuil
métallique, aussi froid qu’inconfortable. Au moins avaitil
échappé à la canicule qui régnait depuis plusieurs jours sur
Paris. Impossible de dormir, ni même de sortir de chez soi
avant la tombée de la nuit. Finalement, se disait-il, ses collègues
n’avaient pas été si mal inspirés en lui offrant cette croisière
pour son départ en retraite. L’idée lui avait a priori paru
saugrenue. Lui-même n’y aurait jamais pensé. Il était plutôt
classique dans ses goûts. Une croisière, pensait-il, c’était bon
pour les Caraïbes ou la Méditerranée, pas pour le Spitzberg,
un coin de la planète qu’il aurait été bien incapable de pointer
sur une carte. Sa surprise avait été grande de découvrir que cet
archipel se situait à moins de mille kilomètres du pôle Nord, à
peu près la distance entre Paris et sa Corse natale.
Morazzani ne mesurait pas plus d’un mètre soixante-cinq.
Ses cheveux frisés grisonnaient. Ses yeux très noirs donnaient à
son regard un air parfois inquiétant. Il s’exprimait lentement,
comme s’il réfléchissait avant de choisir ses mots, sans jamais
élever la voix, avec un léger accent traînant qui lui venait de
son île d’origine. On l’aurait facilement imaginé, revêtu d’un
costume de berger, au milieu d’un troupeau de moutons, perdu
dans le maquis qui entourait son village d’Oletta, au-dessus
du golfe de Saint-Florent.
À soixante ans, il avait derrière lui quarante ans de carrière
dans la police. Fraîchement débarqué sur le continent et
chaudement recommandé par un cousin, chef de service au
ministère de l’Intérieur, il avait débuté comme simple gardien
de la paix, à Paris. Intelligent, courageux, malin, ne comptant
pas son temps et surtout doté d’un flair devenu légendaire,
il avait patiemment et régulièrement gravi les échelons de la
hiérarchie policière, jusqu’au grade de commandant. Ses dix
dernières années, il les avait passées à la Brigade criminelle de
Paris, « au 36 », comme l’appelaient les initiés. Célibataire et
n’ayant guère d’autre centre d’intérêt que son métier, il avait
vu arriver la retraite avec angoisse. Aujourd’hui, l’échéance
était là et il s’interrogeait toujours sur la manière dont il allait
occuper son temps.
Curieux de tout ce qui l’entourait, perpétuellement aux
aguets, il n’aimait rien plus que disséquer la personnalité de
ses semblables. Pénétrer leur âme lui procurait la plus extrême
des jouissances. Dans la police, cette spécialité avait un nom,
le profilage. Morazzani était un profileur, l’un des meilleurs de
la Crim.
C’était précisément à ce genre de sport qu’il était en train
de se livrer, laissant traîner ses oreilles et errer son regard sur
ses voisins. La langue dans laquelle la plupart s’exprimaient ne
facilitait pas l’exercice. Le norvégien ne lui était pas familier !
La seule langue étrangère qu’il maîtrisait était l’anglais. Il devait
cette bonne connaissance de la langue de Shakespeare aux
programmes d’échanges avec Scotland Yard auxquels il avait
longtemps participé. Il comptait encore quelques amis dans la
police britannique.
À défaut d’appréhender les idiomes nordiques, il s’efforçait
d’identifier, en scrutant leurs traits, leurs attitudes, leurs mimiques
et leur mise, ceux des voyageurs qui avaient un profil de
croisiériste. Son bateau devait appareiller à dix-neuf heures du
port de Tromsø, pour une longue traversée vers le Spitzberg.
Dans la salle, les crinières blanches et les crânes dégarnis
dominaient. Il y avait une majorité de retraités parmi les
femmes et les hommes rassemblés autour de lui. Beaucoup
avaient largement dépassé la soixantaine. Joviaux et sans complexes,
ils échangeaient leurs impressions d’un banc à l’autre,
à grands renforts d’éclats de rire. Tous étaient sensiblement
vêtus à l’identique, portant des doudounes multicolores où
dominaient le rose et le violet, des tenues qui devaient provenir
de la même chaîne de magasins. Certains avaient déjà mis
des casquettes ou des bonnets de laine sur leur tête.
Mais le policier s’intéressait surtout aux autres, ceux qui
sortaient du lot commun. Un homme aux traits nordiques,
grand, très maigre, chauve malgré son apparente jeunesse,
portant des lunettes très épaisses, le visage taillé à la serpe, plutôt
mal habillé, était assis à l’autre bout de la salle, seul. Étaitil
norvégien, suédois ou danois ? Difficile à dire. Un jeune
homme de vingt-cinq ans environ, à l’allure d’étudiant, était,
quant à lui, absorbé dans la lecture, indifférent à son environnement.
Deux jeunes femmes, plutôt jolies, somnolaient,
blotties l’une contre l’autre. Un homme au teint basané, petit,
frêle, de type maghrébin, turc ou peut-être indien, faisait les
cent pas devant les panneaux d’affichage, l’oeil braqué sur les
horaires de départ, comme s’il craignait de rater son vol. Sans
doute n’avait-il pas l’habitude de voyager. Plus loin, un couple
entretenait une conversation animée, joignant volontiers
le geste à la parole. Des Italiens, à coup sûr, pensa le policier,
bien qu’il soit trop éloigné d’eux pour percevoir la moindre
bribe de leur discussion. De là où il se trouvait, la femme lui
sembla nettement plus âgée que son compagnon de voyage.
Ce jeu de devinettes que Morazzani pratiquait avec sagacité,
fut brusquement interrompu par le grésillement du hautparleur
qui précéda une annonce en anglais. La voix était déformée.
Morazzani dut se concentrer et tendre l’oreille pour
comprendre que l’hôtesse appelait les passagers en partance
pour Tromsø. Il constata alors, avec une certaine satisfaction,
que les voyageurs qu’il avait identifiés comme de probables
compagnons de croisière, prenaient tous la direction de la porte
D, où commençait l’embarquement du vol de la compagnie Braathens

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